Colloque - 19es Rencontres Internationales sur les nouvelles pratiques philosophiques(NPP)
- Le temps de la pensée, le temps de penser (19 et 20 novembre 2020)
L'écrit au service de l'oral - Exercice sur le thème du temps limité
Nicolas Violi, enseignant de philosophie et de français au collège Sainte-Croix, formateur de
stagiaires en philosophie et animateur d'atelier d'écriture aux Ateliers Martin, Fribourg,
Suisse.
Introduction
Dans le cadre du 19e Colloque international sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques "Le
temps de la pensée, le temps de penser", j'ai présenté un exercice intitulé "L'écrit au
service de l'oral" dans l'atelier Philoformation. L'exercice, réalisé à
distance grâce au logiciel Zoom, durait une heure avec un groupe de 8 participants et 14
observateurs. Voici ce que j'avais noté en guise de présentation et à quoi les participants
pouvaient s'attendre en s'inscrivant :
"L'écriture au service de l'oral. Nous débuterons par une impulsion sous la forme d'une
série d'images qui déclenchera un premier moment d'écriture. Suivront une lecture commune de
ces textes et une discussion simple avec pour but la clarification et la découverte de la
variété des pensées en présence. J'enrichirai ces réflexions par la lecture de quelques
citations. Cela permettra de poursuivre avec un second temps d'écriture individuelle et de
créer un dossier de textes sur lequel l'enseignant pourra s'appuyer pour une séquence plus
longue."
I) Commentaires préliminaires sur l'intérêt didactique de cet exercice
Une fois tous les aspects techniques réglés, la première chose que j'explique à mes
participants est la raison de cette didactique de l'oral qui prend appui dans l'écrit. Selon
moi, l'oral en classe, lorsqu'il est structuré par une discussion en groupes ou en cours
dialogué avec l'enseignant, risque de suivre un chemin alambiqué. Chaque prise de parole est
une réaction à celle qui précède et vient agrandir le serpent géant. Le premier étudiant lance
un mouvement que d'autres prennent en route et auquel finalement tout le monde est forcé de
s'accrocher.
Les plus lents, ou ceux qui ont pris la question sous un angle différent, peuvent se
sentir mis à la marge de cette discussion ou carrément disqualifiés. A la fin d'une telle
phase d'oralité, si elle dure, la classe peut s'être considérablement éloignée du problème de
départ. On en ressort à moitié étourdi et peu conscient de sa pensée propre, à moins d'avoir
été meneur de la discussion.
Parmi toutes les qualités de l'écrit, signalons qu'il permet justement d'éviter cet
écueil. Chacun a un temps pour penser et pour déposer sa pensée de départ sur une feuille de
papier. Cela lui donne de l'assurance pour prendre la parole et aussi un repère pour mesurer à
tout moment le lien entre ce qui se dit et ce qu'il a écrit avant les échanges. La discussion
peut s'écarter des pensées inscrites sur les feuilles mais peut aussi à tout moment y revenir.
A la place du train de marchandise, on obtient en quelque sorte une discussion en étoile.
L'enseignant aussi est avantagé. Il peut ouvrir le dialogue avec tous, repêcher ceux qui
se seraient retirés de l'échange en leur demandant de lire leur écrit de départ et ainsi
reprendre la discussion sur une autre branche de l'étoile. Il peut vaincre la timidité de
l'élève en retrait en lui demandant de prononcer à voix haute les mots qui sont déjà sur sa
feuille. L'enseignant a ainsi à disposition d'autres tremplins à la parole que la dernière
intervention d'élève entendue par le groupe.
Pour l'élève qui écoute, cet écrit apporte aussi un bénéfice car il a à tout moment sous
les yeux un élément de comparaison entre ce qui est discuté et sa pensée de départ. C'est un
outil de conscientisation des enjeux des discussions et de prise en main de sa propre pensée
en tant que valable. En relisant sa feuille, il réalise aussi comment sa pensée évolue grâce à
l'apport des autres.
II) Déroulement de l'exercice
Dans un premier temps, j'annonce le thème de l'exercice qui est le temps. Plus
spécifiquement, le temps limité de l'homme face au temps illimité du cosmos... ou d'un être
immortel. J'annonce que nous allons commencer par entrer dans un temps sous la perspective
d'un ange. Je présente alors tour à tour trois images d'ange inspirées d'un dessin de
Sempé1 mais que j'ai reproduit moi-même. À chaque image je demande
aux participants de donner la parole à l'ange ou de le faire penser. Cela nous donnera une
petite histoire, une sorte de BD dont ils écriraient les bulles, en "je" comme si nous étions
l'ange. Une phrase ou deux. Rien de très compliqué. Juste ce que cet ange pense ou se dit à
lui-même.
Ce temps d'écriture n'a pas de grande ambition philosophique, il sert à débloquer l'écrit,
à faire entrer dans le thème et à faire surgir quelques premières représentations
individuelles. Si je m'appuie sur une BD sans bulle, c'est que l'absence de parole ou de
pensée exprimée par des mots appelle assez naturellement à l'écriture.
Voici les trois images :
Après ce temps d'écriture bref, je fais un petit commentaire de transition : "Notre
histoire a un début, un milieu et une fin... ou ici peut-être pas vraiment de début, environ
un milieu et plutôt jamais de fin". Après cette intervention, je propose d'emblée d'enchaîner
avec un second temps d'écriture. Je donne encore 5 à 10 minutes à chacun pour écrire une
réflexion personnelle sur ce qu'il vient d'écrire, en sortant de la perspective de l'ange,
c'est-à-dire en n'utilisant plus le "je" de l'ange. Ce à quoi ils doivent réfléchir est :
"pourquoi cet ange a dit ou pensé cela ?" et "qu'est-ce que cela dit du temps, de notre
rapport au temps ?" Chacun reprend donc une seconde fois l'écriture sans avoir encore
rien partagé avec les autres participants.
Après ce second temps d'écriture individuelle, je demande aux participants de lire tour à
tour leurs trois "paroles de l'ange"2, ainsi que leur petit texte de
réflexion. Dans le cadre d'un groupe classe, cette phase peut être faite en sous-groupes, mais
ici nous avons mis en commun en plenum puisque le groupe de participants était limité à huit.
Après chaque lecture, les auditeurs sont invités à poser des questions de compréhension.
Que n'ont-ils pas compris ? Qu'est-ce qui mériterait une précision ? Une expression
qu'ils n'ont pas saisie ? Cette étape permet à l'auteur une première oralisation du
discours par sa lecture et une explicitation de son contenu en réponse au groupe.
Ensuite, je demande aux participants auditeurs de dire ce qu'ils ont trouvé intéressant
dans les pensées exprimées par les lecteurs. Cette deuxième phase permet à l'auteur de voir ce
qui a marqué les autres, éventuellement de pointer d'autres éléments que ceux mis en avant par
le groupe.
Moi-même j'interviens en posant une question générale : "Quel est le lien de ta
réflexion avec la question du temps ?" Puis, après explicitation par l'auteur, je pose
une seconde question qui consiste à pointer un terme particulier qui m'a marqué, soit dans les
interventions de l'ange, soit dans le commentaire, et simplement demander pourquoi il a
utilisé ce terme3.
L'intérêt de cette démarche est que chacun dialogue sur la pensée des autres, tour à tour,
sans les confondre mais toujours en gardant sous ses yeux et dans sa mémoire son propre écrit,
c'est-à-dire sa propre réflexion de départ. Ceci permet de partager et en même temps de se
situer par rapport aux autres, de se comparer et éventuellement de réajuster sa pensée.
Si le travail a été fait en sous-groupes, à la fin de cet échange, l'enseignant peut
demander à chaque groupe de désigner un porte-parole qui donnera deux pensées particulièrement
stimulantes sur le temps ainsi qu'une citation d'un des textes. Ainsi un partage en plenum
reste possible même avec un effectif important. Ce travail en sous-groupes n'a pas été fait
dans le cours donné par Zoom parce que nous travaillions avec un groupe de 8 et non une
situation de classe réelle avec plus d'une vingtaine de participants. C'était un luxe de
travailler avec ce nombre de 8. Tout le monde a pu entendre les paroles de tous et être
écouté. J'indique cette possibilité de sous-groupes pour adapter l'exercice à un effectif de
classe tel qu'on le rencontre habituellement en contexte scolaire.
Ensuite, j'annonce un deuxième temps d'écriture. Mais d'abord je lis encore une série de
citations littéraires sur le thème du temps, qui visent à recentrer et enrichir la réflexion à
suivre. Je les lis lentement et ne les donne pas à lire sur support écrit. Les
voici :
- C'est seulement quand nous nous rendons compte que nous n'avons qu'un temps limité à
vivre - et que nous n'avons aucun moyen de savoir quand il s'arrêtera, que nous vivons
chaque jour pleinement, comme si c'était le seul que nous ayons (Elisabeth
Kübler-Ross).
- Si l'espace est infini, nous sommes dans n'importe quel point de
l'espace. Si le temps est infini, nous sommes dans n'importe quel point du temps (Jorge Luis
Borges).
- Question : comment faire pour ne pas perdre son temps ? L'éprouver
dans toute sa longueur (Albert Camus).
- Avoir son temps [...] à la fois la plus
magnifique et la plus dangereuse des expériences (Albert Camus).
Après cette lecture, j'annonce un sujet de réflexion qui demande une prise de
position :
"Le temps limité qui est donné à l'homme, ce temps qui aura une fin et ne s'étendra pas à
jamais, est-ce un avantage ou un inconvénient ? Partez de cette question et élaborez une
pensée sur cette dimension du temps qui vous est propre."
Après un temps d'écriture de 10 minutes, j'annonce la mise en commun, mais avec une
restriction importante. Chaque participant ne choisit qu'une seule phrase de son texte. Il la
lit et explique oralement pourquoi il a choisi cette phrase en particulier.
Cette lecture limitée exige une plus grande explicitation orale que la lecture intégrale.
Il est logique qu'elle intervienne dans un second temps. Ceci a un double avantage, l'auteur
saisit d'emblée qu'il ne livre qu'une partie de sa pensée (ce qui est pourtant toujours le
cas, même si on lit tout son texte, qui dit tout ce qu'il pense ?) et cela le force à
expliciter oralement de manière spontanée sa pensée. C'est aussi à lui de choisir ce qui a le
plus d'intérêt dans sa réflexion, point qui était à la charge des autres dans l'exercice
précédent. Il y a ici une appropriation de sa propre pensée plus grande.
Le cours se termine sur ce deuxième échange qui peut lui aussi donner lieu à des questions
et des commentaires des participants et de l'enseignant.
III) Commentaire sur le dispositif online
À cause de la crise du Covid-19, cette activité a été proposée online à travers le
programme de visioconférence Zoom. Il convient de porter un regard sur les avantages et
inconvénients de ce dispositif de discussion à distance. Je précise que c'est tout sauf un
dispositif choisi avec une ambition didactique, mais bien une solution de remplacement. Il me
semble en effet absurde d'imaginer un dispositif online quand la rencontre en présentiel est
possible.
Je ne cacherai donc pas que ce sont surtout des pertes qui sont à signaler, le contact
humain, la matérialité de la feuille et de l'écriture manuscrite, le bruit des crayons des
autres, l'occupation d'un espace physique commun, le manque d'indicateurs physiques pour le
passage de parole naturel d'un intervenant à l'autre.
À tous ces niveaux, on passe à un partage plus artificiel. Cela dit, ces distances
sont autant d'appels à combler le manque par plus de présence dans le média à notre
disposition. Nous n'avons que lui pour communiquer. Ce manque rend ce qui reste plus "vital"
pourrait-on dire. Nos visages face à l'écran, nos sourires, nos voix portées par les micros
deviennent des lieux d'accroche essentiels. Les prises de paroles successives sont écoutées
avec une très grande attention, puisque rien n'en distrait et qu'elles nous sont si
nécessaires.
Les postures qui viennent naturellement aux participants en visio-conférences apparaissent
dans le mot même de visio- conférence. On parle en tant que conférencier
et on écoute en tant que public de cette conférence. Mais ce rôle de conférencier est mobile.
Ici il devient celui de conférencier de sa propre pensée et il trouve très bien sa place dans
la lecture. La réponse aux questions et l'explication de l'écrit par des commentaires oraux
correspond aux échanges avec le public qui suivraient la "mini-conférence" de chacun. On a
bien un public qui écoute, questionne et commente ce qui lui semble avoir de la valeur dans ce
qu'il a reçu. Chacun est tour à tour conférencier et public. Il y a ici un marquage fort du
passage de rôle, qui est intéressant et qui renforce l'attention.
Je recommanderai donc particulièrement un oral s'appuyant sur de l'écrit pour toute
discussion philosophique utilisant un logiciel de vidéoconférence. Ce dispositif pouvant
s'imposer dans certaines situations, il est important d'en tirer le meilleur profit.
IV) Réflexion métacognitive
Le temps a manqué pour entendre les commentaires des 14 observateurs. Il n'a donc pas été
possible de mener une réflexion sur l'exercice d'un point de vue extérieur. Les critiques
auxquelles on pourrait s'attendre est qu'il n'y a pas d'institutionnalisation d'un savoir
commun, de concepts évaluables, sur la question de temps limité. Il y en aurait certainement
eu d'autres, mais c'est celle qui pourrait me toucher en premier dans ma pratique d'enseignant
de lycée. J'avoue que cette critique n'est pas décisive à mes yeux puisque mon objectif
n'était pas de proférer un savoir sur le temps. Il consiste à prendre conscience de pensées
diverses en présence, de se positionner par rapport à ces pensées et de trouver un équilibre
entre partage d'une pensée et construction d'une réflexion pour soi.
Quelques jours après l'exercice, j'ai reçu ce retour de la part d'une participante, qui me
confirme dans l'idée que cet objectif a été compris et atteint : "un grand merci pour
cette pratique passionnante, très guidante et qui permet en même temps à chacun de naviguer
dans son monde intérieur !"
Une élève à qui j'avais demandé à la fin d'un cours comment elle avait apprécié l'exercice
m'avait fait un commentaire semblable. Sa réponse était qu'elle avait apprécié le calme avec
lequel elle avait pu penser seule et ensuite la discussion plus animée avec les autres,
qu'elle avait trouvé très enrichissante. Elle a utilisé une expression proche de celle de la
participante citée : "J'ai bien aimé parce qu'on a pu dire des choses et entendre des
choses, mais on savait aussi qu'on avait pensé autre chose juste pour nous. C'était bien
équilibré."
Dans la dernière activité, qui consiste à ne lire qu'une phrase du texte écrit et la
commenter, on constate que le choix se porte souvent sur une pensée plus conventionnelle ou du
moins plus simple que ce que le texte dit dans son entier. C'est assez naturel, car l'auteur
choisit une phrase dont le sens semble facile à transmettre et qui ne s'appuie pas sur un
raisonnement compliqué. On pourra le regretter si on s'attend à trouver ici le point culminant
de la pensée de chacun. Je crois qu'il faut renoncer à cette attente avec ce dispositif. Cette
phrase d'échange limitée permet de mettre en évidence des éléments généraux que tous peuvent
assez facilement accepter ou du moins comprendre. C'est donc une démarche qui a ses limites,
mais qui se défend pour fermer l'activité et offrir une forme de synthèse.
(1) La raison pour laquelle je n'ai pas montré les dessins originaux est toute simple. Le
livre d'où je les ai tirées, à savoir Quelques philosophes (publié en
2002 chez Denoël), est en réimpression. Il n'a pas été possible de le commander et j'ai donc
dû trouver une autre solution, en l'occurrence reproduire les trois dessins de
mémoire.
(2) Voici trois exemples recueillis dans une classe : "Qu'est-ce que je suis
bien !", "Quel plaisir de voler dans les nuages", "Je m'ennuie, c'est quand que ça
s'arrête ?" / "Je suis au paradis !", "Je me demande s'ils ont des kebabs ?",
"Pourquoi j'ai envie d'un kebab tout à coup ? C'est nul !" / "Je suis tellement
heureux !", "Quel bonheur de faire des pirouettes tout seul dans les nuages !",
"Je me demande ce que font les hommes en bas. Ont-ils besoin de moi ?"
(3) Parmi les termes qui sont apparus dans les écrits d'élèves : "un temps qui ait une
utilité ", "une vie avec un temps limité qui ait une finalité
", "les événements ont besoin d'un début et d'une fin pour avoir une
existence ", "du temps sans limite c'est du temps qui ne compte pas
", "il faut une fin pour donner du poids au temps".
Diotime, n°88 (04/2021)