Dans la Cité
Philosopher, créer et rêver le monde de demain : les ateliers philo et création
"philomoos" au Centre Pompidou
Fanny Bourrillon, professeur de philosophie
I/ Naviguer dans la pensée
Il y a dans la philosophie une aventure de la pensée qui, souvent, chez les
philosophes grecs, faisait appel à l'art de la navigation. Dans cette activité on pense
et on agit comme le ferait un.e navigateur.rice, en pleine mer : en regardant
l'horizon et en explorant les possibles.
"Hors de cette vapeur et de cette houle, écarte ton vaisseau" disait Aristote :
pour penser et pour agir à propos il faut s'écarter de toute "tempête" et, au sens
propre, de toute confusion qui nous éloigne de la conduite "bonne" et finalement, en
suivant Aristote, de la vie dirigée par le Bien.
C'est en enseignant en classes de Terminales que j'ai observé à quel point la
philosophie est un art qui demande ces qualités d'observation, d'écoute et d'attention
qui conduisent à une pensée claire. Se "diriger" dans la pensée revient à cette
exigence, propre à l'art de la navigation : savoir oberver les circonstances, les
analyser, et prendre une direction - la plus juste possible - afin de toujours avancer.
Les ateliers philomoos ont germé dans mon esprit alors que
j'expérimentais en tant qu'enseignante tout à la fois un intérêt prononcé des lycéens à
l'égard des problèmes de philosophie, et une certaine défiance à l'égard de la
discipline : "à quoi bon lire les philosophes aujourd'hui ?" et finalement, "à
quoi bon se poser ces questions sur le politique, la morale, le Beau etc. ?".
Pourtant, dès lors qu'un problème était posé, toute l'attention de la classe était là,
bien présente. Parfois et en particulier pour les chapitres portant sur la morale et la
politique, de grands silences immobilisaient la classe jusqu'à ce que les mains se
lèvent et que des questions se bousculent. C'est là que j'intervenais pour leur donner
un cadre de parole et d'échange emprunté à Héraclite : "Ne sachant pas écouter ils
ne savent pas non plus parler". La parole, est avant tout un exercice, patient,
d'écoute. On ne pense jamais tout à fait seul, et encore moins dans une classe de 35
élèves !
Petit à petit, l'idée des ateliers philomoos - "Les moussaillons
de la philosophie" s'est faite : proposer aux enfants et aux jeunes adolescents un
cadre leur permettant de naviguer sûrement dans la pensée, en les invitant à s'écouter
mutuellement et à délibérer avant de parler. Tout comme on pense et on délibère avant
d'agir - et en suivant la métaphore de la navigation, avant de prendre une direction en
pleine mer !

© philomoos
II/ Le Centre Pompidou, véritable vaisseau des arts et de la culture
En plein coeur de Paris, le Centre Pompidou est un lieu incontournable de l'art
moderne, de l'art contemporain, des musiques actuelles, de la musique contemporaine...
C'est à la bibliothèque publique d'information (Bpi) du Centre Pompidou que nous avons
songé dès lors que nous avons imaginé organiser des ateliers avec Angie Gadea, la
co-fondatrice des ateliers philomoos. Comme à "ciel ouvert", avec
ses grands espaces vitrés donnant sur la piazza et la fontaine Stravinsky, la Bpi nous
offre (pendant les heures de fermeture le matin) l'espace et la lumière dont nous avons
besoin pour réaliser la partie créative des ateliers - ce deuxième temps où les enfants
et les adolescents sont invités à créer à partir d'une idée, d'un
mot, d'une pensée particulière et active lors de la discussion philosophique par
laquelle les ateliers commencent.
Les ateliers EAC (éducation artistique et culturelle) organisés par la Bpi1 offrent un large choix d'ateliers : des ateliers d'écriture, des
rencontres avec des auteurs de littérature et de bande dessinée, mais également une
l'initiation à l'histoire de l'art avec les ateliers "À la recherche du tableau" en
collaboration avec le musée du Centre Pompidou.
Les collèges partenaires des ateliers EAC et des ateliers Philomoos
se situent en île-de-France et dans divers arrondissements de Paris. Pour la
matinée ils font le trajet jusqu'à Beaubourg, que certain.e.s découvrent alors, et ils
sont ensuite invités pendant près de 2H30 à réfléchir à partir d'une question, et d'une
thématique donnée - et au préalable choisie par les enseignants des collèges associés,
puis à réaliser un objet qu'ils pourront emporter avec eux à l'issue de l'atelier
créatif.
Véritable "vaisseau" des arts, le Centre Pompidou impressionne les jeunes, qui se
sentent dans un cadre idéal pour penser et pour créer : ils observent l'étonnante
bâtisse des architectes Renzo Piano et Richard Rogers puis ils s'étonnent ensuite de
l'impressionnante collection d'ouvrages de la Bpi (près de 400 000 imprimés) avant
de parvenir aux espaces "ateliers" : au cercle disposé pour la discussion
philosophique et aux tables réservées à la partie créative sur lesquelles nous avons
disposé au préalable le matériel relatif à l'atelier du jour.
L'offre des ateliers philo & création que nous proposons est souvent en lien avec
la programmation culturelle de la Bpi et du Centre Pompidou et s'inscrit dans
l'actualité et les questions de société qui animent les débats contemporains. Nous
incitons les jeunes à penser leur image à l'ère des réseaux sociaux ( Suis-je
celle ou celui que je montre aux autres sur les réseaux sociaux ?).
Nous proposons également des ateliers sur la part de réalité et de fiction
des intelligences artificielles ( L'intelligence artificielle
pense-t-elle ?),des réflexions sur la ville de demain (
Pourquoi et comment rêver la ville de demain ?), et récemment nous
proposons une nouvelle série d'ateliers sur l'avenir des écosystèmes ( Comment
penser la Nature ? La frontière entre l'humain et l'animal
existe-t-elle ?).

Boîte à utopie réalisée pour l'atelier
L'intelligence artificielle
pense-t-elle ?©
philomoos
III/ Philosopher et créer
L'enfance et l'adolescence sont des temps où l'on aime particulièrement être en
mouvement. On le voit en classe, il est difficile pour les enseignants de maintenir
l'attention des élèves, assis, silencieusement, des journées entières. Les jeunes, eux,
ne demandent qu'à se mouvoir et à exprimer une énergie qui leur est difficile à
contenir. Ainsi, la partie créative des ateliers que nous animons est-elle une "mise en
mouvement" qui vient après la partie réflexive réservée à la philosophie. Cette première
partie nécessite une attention particulière et soutenue, et nous constatons souvent que
la perspective d'un deuxième temps créatif les aide à redoubler d'attention pendant la
discussion : ils savent, car nous le leur disons, qu'après la réflexion vient un
temps de création et de liberté et finalement, de jeu !
Avec Angie Gadea, animatrice pour les ateliers création
philomoos, nous souhaitons transmettre aux enfants et aux adolescents notre
passion pour les arts : Angie pour les arts textiles, la création et la réfection
d'objets, et moi-même, un goût pour les arts graphiques, plastiques, les arts
contemporains et la musique. Nous croyons fermement au pouvoir transformateur de l'art,
en sa capacité à bouleverser nos représentations et notre perception du monde. Nous
souhaitons aussi, dans la lignée de William Morris et du mouvement Art &
Craft donner à "faire" et à agir par l'art et la création, ce qui
constitue pour Morris un acte esthétique et politique : par la réalisation d'un
"bel" objet, et d'un objet qu'on aimerait avoir chez soi, on parvient à la joie, au
bonheur d'un travail bien fait qui rime avec un savoir-faire particulier. Le
vivre-ensemble, pour Morris, ne peut advenir que dans une
communauté joyeuse parce que créative, sensible aussi, à la
beauté, et à l'équilibre entre les objets que nous créons et les "créations" de la
nature.

Atelier Éthique animale © philomoos
IV/ Un exemple d'atelier
Pour l'atelier "Éthique animale", nous souhaitions questionner notre rapport aux
"bêtes", mais aussi notre animalité, et cette idée de "frontière" qui a longtemps été
affirmée comme une limite indépassable qui distingue l'animal de l'humain. Nous avions
donc choisi la question : "La frontière entre l'animal et l'humain
existe-t-elle ?".
Avec Angie, à chaque atelier nous réfléchissons à l'objet que nous souhaitons proposer
à réaliser aux enfants. Pour cet atelier, nous pensions qu'il était bon de prolonger la
réflexion avec un objet qui symbolise l'admiration, ou au contraire, la répulsion, la
crainte que nous éprouvons à l'égard de certains animaux. Dans la continuité des "objets
totem", nous avons donc décidé de proposer la réalisation d'un objet mobile, à accrocher
chez soi, où chaque enfant pouvait soit découper et coller les animaux de son choix,
soit les dessiner. À la suite de la discussion philosophique, ils pouvaient
continuer à penser les caractéristiques communes entre les animaux et nous, puis
disposer des mots autour d'une planche d'anatomie d'un humain et, au verso, disposer des
mots sur ce que nous inspirent certains animaux, choisis sur des planches qui en
contenaient des centaines.

© philomoos
Lors de la discussion philo, les enfants ont témoigné d'une haute sensibilité à la
question animale, ainsi on pouvait entendre : " On dit que
l'animal est moins intelligent", " On pense que les animaux ne
peuvent pas évoluer comme nous", " On pense qu'ils stagnent" ... Ce
qui fut l'occasion pour moi de les interroger sur ce " On ".
Lorsqu'il a été question de les laisser exprimer ce qu'ils pensaient, eux, des autres
animaux, le discours a été net : "Les animaux eux ils ne tuent pas plus qu'ils
n'ont besoin", "C'est à cause de nous que toutes les espèces disparaissent", "L'animal
est aussi intelligent que nous, c'est nous qui sommes différents" etc.
En un peu plus d'une heure, il a été question de l'instinct "que nous avons appris à
contrer" a dit Gabin en 6e, de notre part animale qui sommeille en nous et se réveille
lorsqu'il s'agit de survivre. Il a été question aussi de l'intolérance humaine à l'égard
des différences, qui se manifeste en violence à l'égard des autres espèces, mais au sein
de notre propre espèce également.
Tout au long de l'atelier, ma part d'animatrice consiste à guider les participant.e.s
dans leurs réponses, à les questionner, à les inviter à aller plus loin dans leurs
intuitions, leurs opinions... Mais en tant qu'enseignante en philosophie, je ne
m'interdis pas de leur soumettre une citation de philosophe à commenter, ici
Montaigne : "Il se trouve plus de différence de tel homme à tel homme que de tel
homme à un animal". Ce à quoi Gabin a réagi : "moi et Victor on va être plus
différents que moi et une abeille ?". Et sur la lancée de cette formule, nous avons
pu aborder ce qui nous distingue entre humains : notre caractère, nos rêves, nos
opinions, nos goûts etc.
L'atelier a été d'une grande richesse et a démontré que les jeunes générations sont
désireuses d'une meilleure intégration du vivant et des autres espèces dans ce que
"nous" estimons être digne de respect. Mais plus profondément, ils étaient capables de
questionner les fondements sur lesquels repose toute l'instrumentalisation qui est faite
du vivant et des animaux. Spontanément, à la fin de l'atelier, un jeune participant a
lancé un "les animaux sont nos frères", ce qui a suscité une entente commune et lancé
l'atelier créatif vers un horizon de fraternité inter-espèces.

© philomoos
V/ Réception des ateliers, chez les jeunes, les enseignants et
l'institution
À chaque atelier nous avons un "public" d'adultes, accompagnateurs et enseignants
des classes qui participent aux ateliers EAC organisés par la Bpi. Il y a aussi souvent
quelques bibliothécaires et documentalistes de la Bpi qui assistent à la matinée. Ainsi,
il n'est pas rare d'avoir 4 à 6 adultes, sans compter mes étudiants de première année de
DNMADE (Diplôme National des Métiers d'Arts et du Design) de l'École des Gobelins
qui assistent par groupe de 4 aux ateliers et encadrent les jeunes à nos côtés pour la
partie créative. Avec une moyenne de 28 élèves par classe, nous arrivons à des ateliers
suivis par une trentaine de personnes !
Nous nous satisfaisons de la très bonne énergie qui se déploie à chaque atelier, les
enfants et adolescents "jouent le jeu" de la discussion philosophique, et les plus
timides, bien souvent, s'expriment lors de la partie créative. Nous avons eu de nombreux
retours d'enseignants très surpris par des interventions d'élèves qu'ils connaissent
bien : les plus chahuteurs s'investissent, prennent la parole. Les plus réservés
osent parfois s'exprimer, et le tout dans une bienveillance et une écoute que nous
posons comme pré-requis. "Il n'y a pas de mauvaise réponse" est souvent la phrase que je
donne avant que nous commencions à échanger. En revanche, ils se laissent questionner
lorsque je leur demande de préciser leur pensée, de reformuler une idée.
Les enseignants lèvent souvent la main lors des ateliers, et souhaitent eux-aussi
répondre aux questions, en particulier dans l'atelier "Amour et amitié". Mais nous
essayons avant tout de donner la parole aux enfants !
L'institution et la Bpi du Centre Pompidou nous accueille en confiance et nous sommes
reconnaissantes de la liberté que nous avons quant aux sujets que nous proposons !
Dernièrement nous nous sommes associées avec la Bpi et le festival de dessin "
Drawing Now" et avons proposé un atelier sur "La main" : "
Du geste à la parole, de quoi la main est-elle le symbole ?" avec
une classe de troisième2. Par ailleurs nous avons eu de nombreux
retours et encouragements d'enseignants, très intéressés par la forme des ateliers. L'an
dernier nous avons eu la visite régulière d'un collège, et notamment d'un élève atteint
d'autisme qui a souhaité revenir plusieurs fois à l'atelier dédié à l'image (
Suis-je celle.celui que je montre aux autres sur les réseaux
sociaux ?). Une enseignante a d'ailleurs réalisé un padlet
comprenant un retour d'expérience d'un atelier sur les rêves ( À quoi
servent nos rêves ?) incluant de nombreux témoignages
d'élèves3. Sur le même thème il est possible de consulter une
tribune d'Usbek & Rica qui constitue un retour d'atelier : "Pourquoi continuer
à rêver ? De l'heureuse nécessité du rêve4".
VI/ Notre ouvrage "50 activités pour philosopher avec ses enfants", First,
septembre 2020.
Notre livre est une invitation à philosopher, à réfléchir à partir de problèmes
philosophiques qui s'intègrent à 7 thématiques : le rêve, la nature, l'animal,
l'amour, la tolérance, la mort, et l'univers. Chaque chapitre comporte un petit "essai"
philosophique qui permet de se familiariser avec la thématique et de cheminer dans la
réflexion. Cet essai peut aider l'adulte, parent, enseignant ou
animateur, dans ses échanges avec un ou des enfants. L'essai est
donc ponctué d' "activités philo", sous la forme de questions, de citations à commenter
ensemble ou de contes à lire et à discuter. Chaque chapitre, comme lors des ateliers,
propose un objet à réaliser "pas à pas", à la maison, ou ailleurs.
Nous souhaitions réaliser un livre à l'image des ateliers que nous avons menés, et
nous espérons qu'il plaira aussi bien aux parents désireux de se questionner en famille
et d'aborder des sujets d'une grande richesse philosophique, qu'aux animateurs et
enseignants souhaitant aborder la philosophie et la création en classe.
VII/ La part du rêve, la nécessité de rêver
La part du rêve est importante dans les ateliers que nous proposons, parce que nous
vivons une période où l'information prend toute la place dans nos esprits. Les écrans
sont au coeur de nos vies et ils contiennent toutes les choses "pêle-mêle" : aussi
bien notre intimité que les faits du monde, réactualisés à chaque instant. Jamais nous
n'avons été autant sollicités et jamais les informations n'ont circulé aussi rapidement.
L'ethnologue Lévi-Strauss avançait lors d'une interview en 1972 que le plus grand risque
que nous courions en tant que civilisation, reposait dans cette escalade à la
communication, comme si nous refusions au temps de s'écouler et de faire son oeuvre. La
saturation des "news", l'accumulation des "fake news" et le temps que nous passons sur
les réseaux sont un ensemble qui nous éloigne des temps de rêverie, et finalement
d'inventions plurielles et singulières. Ainsi nous proposons souvent des ateliers
créatifs inspirés du mouvement surréaliste, et nous proposons toujours aux jeunes
d'imaginer de nouveaux mondes, comme lors de l'atelier sur "La ville de demain" où nous
leur avons proposé de redessiner et de modifier sur de grandes planches de vues
aériennes le quartier de leur collège du 20e arrondissement de Paris (Pourquoi et comment rêver la ville de demain ?).
Comme de nombreux ateliers de philosophie qui se déroulent actuellement, nous espérons
contribuer à l'épanouissement des nouvelles générations, vers un monde qui leur
ressemble et pour lequel nous les invitons à se rendre acteurs.rices et créateurs.rices.

Atelier La ville de demain © philomoos
(1) Voir l'offre ici.
(2) Quelques informations sur cet atelier ici.
(3) Vous pouvez consulter le padlet ici.
(4) Consultable en suivant ce lien : Usbek & Rica - Pourquoi continuer à rêver ? De l'heureuse nécessité
du rêve (usbeketrica.com)
Diotime, n°87 (01/2021)