En classe
De l'introduction d'une initiation au philosopher en bac pro et dans l'accueil des
décrocheurs de la Mission de lutte contre le décrochage scolaire (MLDS)
Emmanuelle Rozier, professeure de philosophie, avec la collaboration de Karine
Grélaud, professeure de Lettres-Histoire et Morgane Buffin, professeure de Français
Langue Étrangère..
Introduction
Tous les lycéens de France n'ont pas accès à la philosophie. Pourtant, considéré comme
un savoir émancipateur qui couronne les études secondaires et favorise l'entrée dans les
études supérieures, cet enseignement n'est pas proposé de manière systématique aux
jeunes en France.
L'accès à la philosophie n'est-il pas affirmé par (au moins) deux éminents
représentants classiques de la discipline ? Quand le premier, Socrate, sous la
plume de Platon dans le Ménon, interroge un esclave ; quand le
second, Descartes, adressant son Discours de la méthode à tous,
utilisant la langue vernaculaire, juge le bon sens, dont nul ne réclame d'être mieux
pourvu, offrant au monde une méthode pour la conduire bien.
Pourquoi, forts de cette universalité de la philosophie tant dans ses objets (qui
concernent la vie de chaque humain) que dans son accès (la possibilité en résidant en
chacun), nous ne proposons toujours pas de philosophie en bac professionnel ?
Pourtant, ils ne manquent pas l'occasion de réclamer cet enseignement, de nombreux
professeurs et même récemment une proviseure en a fait part...
Sensible à ce qui apparaît comme une injustice, le fruit d'une inégalité scolaire
encore à l'oeuvre, j'ai récemment participé à l'introduction de quelques heures de
philosophie dans le cadre du projet "Philo pour Tous" initié par Marion Boulnois et
porté par la DAAC de l'Académie de Grenoble (représentée par Sylvie Mollière chargée de
mission).
Surtout, je rencontrais une professeure de filière professionnelle, en
Lettres-Histoire, très motivée pour renouveler l'expérience d'initiation à la
philosophie, qui eut la gentillesse de m'accueillir dans ses classes et de co-construire
toutes nos séances : il s'agit de Karine Grélaud.
En préambule, il faut noter le caractère trop court de ces interventions. Je n'ai pu
intervenir qu'une petite dizaine d'heures, une année, ce n'est pas suffisant. Je fais
effectivement le choix de corréler ces heures avec mes dix ans d'expérience au CLEPT
(Collège Lycée Elitaire Pour Tous : établissement dédié aux décrocheurs scolaires).
Ainsi, ces quelques heures d'initiation au philosopher en bac pro ne font que couronner
une plus longue expérience de l'initiation et sont utilisées ici comme occasion de
formuler la demande d'étendre l'accès à la philosophie à tous les élèves du secondaire.
En effet, si je m'autorise dans ce texte à revendiquer leur développement, c'est au nom
d'une autre expérience, au long court celle-ci, celle d'Emmanuelle Rozier :
l'initiation du collège à la Terminale proposée au CLEPT depuis septembre 2000. Ce que
j'ai vécu en bac pro ces derniers mois n'est que la confirmation qu'il est possible
d'initier à la philosophie tous les jeunes adolescents du secondaire, avec profit pour
eux comme pour le professeur.
Par ailleurs, recueillant la parole des jeunes décrocheurs, qui souvent ont eu une
orientation ou une expérience du bac professionnel, j'ai également pu entendre leurs
regrets de ne pas avoir eu accès à certains enseignements. En outre, ces quelques heures
permettent de cerner que les élèves sont en demande de philosopher, qu'ils sont
volontaires et disponible pour cela, et, s'il était besoin, de démontrer qu'ils en sont
tout à fait capables. Malgré le fait que l'expérience en bac pro que relate ce texte est
modeste en elle-même, je souhaite ici en tirer le maximum d'enseignements possibles pour
que tous aient enfin accès à la philosophie, qui doit absolument être pour tous !
I) Philo pour tous : un projet
"Avec ce projet, je me suis sentie plus intelligente." [élève de bac pro]
Voici la présentation du projet "Philo pour tous" :
"La philosophie a pour vocation de conduire les élèves vers une pensée autonome en
dépassant les idées reçues et les préjugés, à prendre en compte les idées d'autrui,
à apprendre à argumenter et à s'exprimer. L'Éducation Morale et Civique prévoit
en outre la "Discussion à visée philosophique" comme outil privilégié de
construction de sens et du savoir-être. Les élèves de lycées professionnels
pourtant, parce qu'en formation, et les élèves de collège, parce que trop jeunes,
n'ont pas accès à l'enseignement de la philosophie. La DAAC s'est donc engagée
depuis 2014 dans un projet intitulé "Philo pour tous" impliquant une équipe
constituée d'une dizaine de professeurs de philosophie volontaires. Elle accompagne
ainsi les enseignants et les établissements qui souhaitent se lancer dans
l'expérience philosophique :
- en mettant en place des stages de bassins ou d'établissement (stages FIT) pour
une approche théorique, pratique et méthodologique ;
- en favorisant la mise en relation des équipes intéressées de lycées
professionnels ou de collèges avec des professeurs de philosophie qui accompagnent
le projet ;
- en formant les professeurs de philosophie qui souhaitent intégrer le projet à la
pratique de discussion philosophique avec des élèves qui ne seront pas évalués sur
cette matière ;
- en apportant un soutien financier au projet.
Les établissements qui se sont lancés avec enthousiasme dans le projet témoignent
d'une réelle réussite".
Ce projet a réuni une petite dizaine de professeurs volontaires pour intervenir auprès
des lycéens de lycée professionnel.
II) De quoi va-t-on parler ici ?
En 2018, je fus contactée, dans le cadre du projet "Philo pour tous", par Marion
Boulnois pour intervenir avec un petit groupe de professeurs de philosophie, en bac
professionnel. Il s'agissait de proposer quelques heures de philosophie à des lycéens de
bac professionnel de l'académie de Grenoble. Ces lycéens ne bénéficient pas de
philosophie dans le cadre de leur cursus.
Ici, il va s'agit de poursuivre trois objectifs corrélés :
- proposer un retour sur l'expérience d'une dizaine d'heures d'initiation au
philosopher donnés au Lycée Jean Jaurès ;
- réfléchir au développement de cette pratique en examinant son sens et ses
difficultés propres ;
- situer ces deux démarches dans le cadre d'une lutte contre les inégalités
scolaires.
Seront ici entremêlés plusieurs plans : une réflexion sur l'accès concret pour
tous à la philosophie, une description de mon expérience en bac pro, la défense de la
nécessité de systématiser cette pratique.
A) Les raisons d'être du projet : l'injustice scolaire
1) Histoire des lycées professionnels et autres démarches expérimentales et
expérimentées en bac pro
Les lycées professionnels (LP) ont été créés en 1985. Leur but premier était de
répondre à un besoin spécifique d'enseignement qui ne soit ni général, ni technique,
mais directement professionnalisant. Ils sont par nature hybrides : dispensant des
savoirs généraux assurés par des professeurs de l'Éducation Nationale et un
enseignement professionnel assuré par des entrepreneurs dans le cadre de stages. La
finalité était à l'origine de permettre au titulaire d'un bac pro d'intégrer
immédiatement la vie active. Or, depuis quelques années, la finalité a changé :
nombreux sont les lycéens issus du pro qui suivent des études supérieures.
2) Un triple constat
L'orientation en lycée professionnel est très souvent vécue par les élèves et leurs
parents comme un échec : l'image de cette orientation est loin d'être flatteuse.
Même si souvent l'orientation professionnelle est choisie, elle est aussi souvent une
forme de déclassement dans le contexte d'une école française totalement marquée par son
élitisme. Les meilleurs élèves ne vont pas en bac professionnel, ceux qui y sont
orientés le sont en fonction de leurs résultats ou difficultés scolaires. Si c'est une
vertu de ce baccalauréat pro de permettre à de nombreux lycéens d'accéder aux études
supérieures, rares sont ceux qui ne l'associent pas avec une forme de déclassement
intellectuel.
Par ailleurs, si le bac professionnel donne accès aux études supérieures, les jeunes
titulaires d'un bac pro se retrouvent majoritairement en grande difficulté dans leur
poursuite d'études. Seuls 59 % environ des étudiants en BTS titulaires d'un bac pro
obtiennent leur diplôme1.
Enfin, de récents faits divers scolaires ont montré la violence qui pouvait émerger en
bac pro. Difficultés à enseigner, professeurs dépassés, braqués en classe, agressés. Les
posts sur le web sont nombreux à relater ce climat délétère que l'on a peu coutume de
vivre en lycée général et technologique.
Le rappel de ces éléments n'a pas pour fonction d'aggraver une stigmatisation déjà
forte qui pèse sur la filière professionnelle. Le but est de proposer des remédiations
structurelles en soutenant que l'accès à la parole, la revalorisation narcissique et
l'accès à une pensée émancipatrice sont autant de contre-feux à notre portée pour
renverser la situation. Si l'accès à la philosophie ne peut pas tout, lutter contre
l'injustice et l'inégalité d'accès à des savoirs dont l'élite se prévaut, semble une
piste pour créer un meilleur climat scolaire.
3) A l'origine : l'enquête de Meirieu
La consultation nationale, conduite en 1998, intitulée "Quels savoirs enseigner dans
les lycées ?", initiée par le Ministère de l'Éducation nationale et pilotée
par un comité présidé par Philippe Meirieu, a interrogé toutes les personnes concernées
par la question. Le rapport mentionne entre autres un malaise particulier ressenti par
les jeunes de LP : répondant à une question qui ne leur était pas posée, ils furent
très nombreux à demander pourquoi ils étaient privés d'un enseignement de
philosophie ? Ils exprimèrent également "leur désir d'être reconnus comme des
lycéens à part entière"2.
Quoi de mieux pour répondre à cette attente que la construction d'une culture
commune ? Quoi de plus valorisant que d'avoir accès à cette discipline de
couronnement du lycée qu'est la philosophie proposée à tous les lycées hormis ceux de
LP ?
Ce sont les inégalités scolaires contre lesquelles il nous faut lutter : que tous
aient accès aux savoirs émancipateurs qui donnent accès à l'universel, ne présupposent
pas ou peu d'acquis scolaires, font appel à la raison en chacun, éduquent à la
démocratie et au débat. Comment justifier que certains, pourtant lycéens, n'y aient pas
accès ?
4) Objectifs
Pour reprendre le titre de l'ouvrage éponyme de Sébastien Charbonnier, demandons-nous
"Que peut la philosophie" ? Comme l'exprime Charlotte Creac'h : "les bénéfices
pour l'élève, pour la société dans laquelle il s'inscrit et pour l'enseignement de la
philosophie en général sont trop importants pour ne pas relever le défi". Détaillons les
objectifs de cette introduction de la philosophie en bac pro.
Revaloriser le jeune
En effet, le fait même d'y avoir accès, de droit, constitue une forme de
revalorisation. Les lycéens de bac pro, qu'ils soient volontaires ou pris dans cette
offre sans l'avoir directement demandé, sont sensibles au rétablissement d'un droit
d'accès, comme les autres lycéens. Cela constitue à la fois un tremplin favorisant la
démarche : se sentant revalorisés, ils goûtent ce moment volontiers, pour la
plupart ; et les aide à se sentir mieux avec les adultes en charge de leur cursus.
Ils voient alors en nous des adultes de références sensibles aux manquements éventuels
d'une institution qui ne peut pas tout, mais trouve en son sein des acteurs engagés, des
adultes qui se soucient d'eux, pour de bon, et ont envie de venir à leur
rencontre.
Donner la parole et apprendre à argumenter
Cet objectif est sans doute le plus immédiat. A échanger avec les jeunes en bac pro
(mais pas seulement), on constate le manque d'accès à la parole dont souffrent les
jeunes au lycée. Les cours nécessitent que tout le temps soit pris par les contenus, et
les rencontres informelles avec les professeurs sont trop peu possibles. Les jeunes ont
des choses à dire et un besoin criant d'échanger avec des adultes acteurs de leur
environnement scolaire. L'initiation au philosopher est aussi un accès à la parole entre
eux et avec un adulte disponible.
A les côtoyer, on voit vite les difficultés pour argumenter, échanger sereinement avec
leurs camarades, aller au bout d'une idée. Cet objectif reste un en enjeu majeur.
Faire entrer dans l'universel et la complexité
En lien avec ce qui précède, il ne s'agit pas seulement de parler pour s'exprimer,
mais bien de le faire dans un souci de la généralisation, voire de l'universel. Et à ce
titre, la philosophie est la discipline reine de l'accès à l'universel. De plus, elle
permet d'entrer dans la complexité et de dépasser l'évidence de l'immédiat vécu,
ressenti, qui reflète souvent une expérience peu détachée de l'environnement familial
premier.
Préparer au plein exercice de la citoyenneté
Partout, notre société démocratique nous intime de prendre la parole, que ce soit dans
le cadre des débats qui émaillent la vie politique ou dans le cadre du travail. Or, trop
peu de temps y préparent les lycéens professionnels. Si les cours d'histoire, de
français et même les temps de préparation de leurs projets professionnels font la part
belle à l'argumentation, seule la démarche philosophique en fait un incontournable et un
essentiel traité en propre. De plus, elle seule introduit des sujets universels et
généraux, non complètement indexés sur un domaine scolaire spécifique.
Favoriser l'innovation pédagogique
Dernier objectif : innover pédagogiquement. Si par tradition la philosophie se
vit comme étant à elle-même sa propre pédagogie, il n'est pas sans bénéfice de pouvoir
rencontrer des publics qui nous interrogent sur la transmission, la progressivité de
notre enseignement et son accès à tous et pour tous. Nous y gagnons du métier, de
l'expérience, des ressources.
B) Le dispositif : initier au philosopher
Pour commencer, il nous faut expliquer cette dénomination : initier au
philosopher. Si nous reconnaissons l'intérêt de la Discussion à visée philosophique,
nous ne nous reconnaissons pas dans cette désignation pratique. Pourquoi ?
- D'abord parce qu'il semble plus porteur que soit assurée cette initiation par des
professeurs de philosophie "diplômés". Pour des raisons de symbolique aux yeux des
jeunes eux-mêmes, il est une vertu qu'un professeur de philosophie vienne les
rencontrer, fort de son aura, puisqu'il est normalement en charge des lycéens généraux
et techniques. Ensuite, parce qu'il vient d'un hors champ : il n'est pas du lycée
pro et vient à leur rencontre, ce que les jeunes respectent.
- Parce qu'initier au philosopher désigne la philosophie dans ce cadre comme une
activité porteuse de ses spécificités, de son corpus, de ses techniques propres.
Autrement dit, il ne s'agit pas d'initier à LA philosophie, ce qui serait irréalisable
en si peu de temps (et le fait-on au lycée général hors ancienne série L ?).
L'essentiel est ici de leur faire goûter la spécificité d'une démarche active, qui
questionne, qui a ses textes, qui soulève des problèmes, qui conceptualise. Autant
d'actions intellectuelles qu'il est possible de faire vivre aux jeunes.
Quel fut le dispositif ?
1) Description concrète : heures - classe - lieu
- 3 classes ont été concernées : TVT, TCOM, MLDS. DETAILS ;
- au Lycée Jean Jaurès à Grenoble ;
- intervention à deux avec le professeur de Lettres-Histoire ;
- en demi-groupes de 15 élèves maximum.
2) Travail en équipe et sens d'être à deux
Nous sommes intervenus à deux professeurs en filière professionnelle : le
professeur de la classe, en charge des Lettres et de l'Histoire Géographie, et
moi.
En MLDS, nous étions 3 : la professeure en charge des jeunes accompagnés en FLE
et le professeur de Lettres-Histoire.
Intervenir à deux professeurs est extrêmement porteur pour les élèves et le
déroulement de la séance. Quand l'un développe une idée, l'autre a un recul pour à la
fois compléter ce qui manque dans l'intervention (ce que nous ne voyons pas toujours
étant pris dans le feu de l'action). Par ailleurs, le fait d'être à deux permet une
meilleure attention aux prises de parole des jeunes : on passe moins à côté des
envies de s'exprimer en étant deux. Enfin, et surtout, la coanimation entre un
professeur extérieur vécu comme un invité et le professeur de la classe favorise la
reprise en cours (ici de français) de ce qui se vit en initiation au philosopher.
3) Moyens et modalités de la mise en oeuvre
Les moyens financiers sont donnés par la DAAC et la chargée de mission Sylvie Mollière
qui s'occupe de la mise en oeuvre : une dizaine d'heures sont alloués au professeur
de philosophie qui intervient là.
Par ailleurs, la rencontre en amont de la collègue avec laquelle on intervient est
indispensable et ne peut être pris que sur le temps personnel, même si les 10 heures
(HSE) payées impliquent chaque fois 1 heure de préparation.
Enfin, l'inscription dans le groupe Philo pour tous est un préalable pour cadrer
l'offre : il ne s'agit pas de faire cours, mais bien de penser une intervention
d'initiation, ce qui a pu rebuter certains collègues.
4) Contenu et déroulé : thèmes - supports - auteurs
Travaillant en amont pour décider de nos contenus, nous nous sommes arrêtés sur deux
thèmes :
- En bac pro : la liberté et la philosophie de Jean-Paul Sartre, celle-ci
faisant utilement écho à ce qui se travaillait alors en français :
Les Justes de Camus.
- Avec la MLDS, essentiellement constituée de réfugiés d'Afrique
sub-saharienne : la question de l'ethnocentrisme.
Il fut également décidé de tenir compte de leurs suggestions et réactions pour
préparer chaque fois la deuxième séance. L'idée n'était pas de proposer un cours fermé,
construit de manière complètement hermétique, mais bien de faire des propositions ad hoc
et opportunistes en fonction de ce qui émergeait dans les échanges. C'est ainsi que nos
séances 2 furent :
- Bac pro : la question du choix moral et l'examen des cas de conscience via
le tramway fou.
- En MLDS : la question du rejet de l'autre étendue à l'homophobie.
C) Évaluation
Il nous faut établir les moyens de l'évaluation de notre expérience. Nous proposons
ici plusieurs critères. Leur examen, comme dans toute mise en oeuvre au sein d'une
classe où il ne serait pas souhaitable d'être un trop grand nombre d'adultes, souffre de
notre position même : nous la mettons en oeuvre et l'évaluons. Il est difficile
d'échapper à cela.
1) Critères et indicateurs
Participation.
Les élèves n'ont pas tous participé. Il serait abusif de le prétendre. Plusieurs sont
même passés complètement à côté de la proposition en demeurant dans un silence de refus
ou sur leur portable ; cela leur a été systématiquement signifié, calmement, afin
qu'ils aient l'opportunité de rejoindre la classe en échange. Certains, grâce à cette
relance, ont fait le choix de "s'y mettre" et parfois très activement. D'autres, disons
3 ou 4 par groupe (hors MLDS), sont totalement restés docilement en dehors du moment,
refusant d'y accorder temps et énergie. La grande majorité de nos groupes d'élèves se
sont prêtés au jeu, soit en étant attentifs, soit en entrant très activement dans les
échanges. A la fois, j'ai pu cerner leur manque de pratique du débat contradictoire sans
filets scolaires, c'est-à-dire sur des sujets non directement irrigués par des cours,
thèmes de société, constructions conceptuelles à partir d'une notion, discussion de la
pensée d'un auteur. Non que ce qu'ils exprimaient était maladroit ou hors de propos,
mais bien plutôt leurs hésitations à l'oral, par manque de pratique.
Ambiance et vie de classe
Si ce genre de temps hors programme, hors évaluation sont porteurs pour la suite de la
vie de la classe, créant une expérience en forme de pas de côté qu'on peut réutiliser
par la suite, l'état de l'ambiance de classe a semblé tantôt un frein, tantôt un terreau
fertile. La classe de MLDS bénéficie d'une bonne entente et un climat de confiance leur
permettant des échanges à la fois très policés, mais assumant des désaccords profonds.
En revanche, la classe essentiellement masculine, n'a pas permis que certains se sortent
du cliché du "gars" qui ne s'adonne pas volontairement à une démarche
intellectuelle ; les jeunes expliquant leur manque d'implication par l'absence de
filles.
Prise de parole argumentée et écoute de l'autre
Je n'en doutais pas en amont, mais peut-être que d'autres auront besoin de le vivre
pour être sûrs des "capacités" des jeunes3 à entrer en
argumentation. S'ils n'en ont pas l'habitude et si donner les raisons de leurs idées ne
leur est pas évident, ils entrent vite dans cette demande du "pourquoi dis-tu
cela ?". Un élève me fit justement remarquer : "avec vous madame il faut
toujours dire pourquoi". Oui, en philosophie il s'agit de justifier ce que l'on pense,
d'argumenter. Reconnaissons que parfois, des échanges vifs entre eux ont eu lieu :
des désaccords profonds sur le fait que nous sommes libres de nos actes, même quand la
famille ou la religion les désapprouve.
Restitution des / dans les autres cours
Les élèves réinvestissent leurs échanges et analyses en cours de français. La collègue
en charge de la classe peut en témoigner : travaillant sur Camus, lors des échanges
en philo, les élèves faisaient déjà des liens : "c'est comme dans les Justes quand
ils doivent choisir de lancer la bombe".
2) Effets constatés
- Acquis des élèves : argumentation, dépasser les certitudes et les évidences
premières, apprendre à s'écouter et à ne pas être d'accord.
- Estime de soi renforcée : plusieurs jeunes sont restés après la séance pour
échanger plus largement sur leur choix d'études, leur envie d'aller plus loin sur une
thématique.
3) Thèmes émergents traités ou quels sont les sujets chauds dont ils ont besoin
de parler ?
- Laïcité : les élèves de la MLDS n'étaient pas très au fait de ce que signifie
la laïcité en France. Ils ont pu à la fois exprimer leur désapprobation de certaines
mises en oeuvre et apprendre à mieux comprendre ce que dit la loi, grâce à l'éclairage
de la collègue de Lettres-Histoire, qui leur restitua les analyses de Catherine
Kintzler. Cela permet de préciser qu'il faut également savoir éclairer leur lanterne,
quand on perçoit qu'une chose aussi essentielle n'est en fait pas comprise.
- Homophobie : plusieurs fois, le caractère étrange de l'acceptation en France de
l'affichage des préférences sexuelles (en ville, dans la rue, dans les médias, au lycée)
a été soulevé.
- "Françafrique" : les jeunes de la MLDS ont témoigné à la fois d'une immense
colère envers "la domination blanche" sur l'Afrique et de ressources informatives
solides et impressionnantes pour penser ce qu'il convient d'appeler "la Françafrique" ou
les suites du colonialisme.
- Liberté : "que signifie être libre" a été à la fois un thème de départ et une
source d'interrogations qui les a percutés. Une jeune de bac pro TVT a même
réalisé : "Mais en fait je ne suis pas libre, je fais tout ce que souhaite ma
famille".
- Complotisme : évidemment la question du complot n'a pas été longue à émerger.
Les jeunes se "documentant" pour l'essentiel via la chaîne YouTube, il a alors été
possible de les alerter sur les risques de cette non-démarche d'information. Seul un
climat de confiance permet d'avoir de vrais échanges où nous adultes, livrons notre avis
sur ces questions.
D) Préconisation / revendication ?
1) Pourquoi introduire systématiquement l'initiation au philosopher en bac pro
est une urgence absolue ?
Ce qui précède l'a assez démontré, en droit et en fait : la philosophie, sous
forme d'initiation, peut et doit être offerte à tous. Elle permet de grandir, de
s'élever, de s'émanciper et de devenir acteur d'une vie sociale essentiellement faite de
pensées et d'échanges. Elle permet d'avancer dans la construction d'une pensée, de
dépasser certaines opinions ou du moins de découvrir qu'elles en sont et ne sont pas des
vérités, mais souvent des préjugés.
Que les professeurs se rassurent, un jeune reste un jeune : curieux et désireux
d'apprendre, canalisable s'il voit du sens à ce qu'on lui propose. Les lycéens de bac
pro ne sont pas différents des autres élèves qui nous sont confiés.
2) Comment ?
Selon nous, il est possible - et nos dix ans passés au CLEPT en témoignent - de
systématiser une initiation au philosopher depuis la fin du collège jusqu'au lycée bac
pro inclus. A raison d'1 heure 30 par semaine toute l'année avec deux
professeurs.
Bibliographie
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Charlotte Creac'h, "Présentation du dispositif d'initiation à la philosophie en classe de
terminale professionnelle au lycée polyvalent Charles Péguy".
Marie Kerhom, "Philosopher en lycée professionnel : expérimentation officielle et
pratique de classe", Diotime, N°44, avril
2010.
Miche Dias, Philosophie en bac professionnel, expérimentation art 34,
Expérithèque, 2019.
Tribune, "Bac pro : arrêtons le massacre", par Bruno Magliulo, inspecteur
d'académie honoraire, 5 septembre 2016, Libération.
Ministère de l'Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie,
Quels savoirs enseigner au lycée : rapport
final du Comité d'organisation, remis par Philippe Meirieu, 1er mai
1998. Disponible en ligne sur Vie-Publique.fr [PDF 180 ko].
Présentation du projet "Philo pour tous" sur le site de la Délégation Académique
aux arts et à la culture de Grenoble: http://www.ac-grenoble.fr/arts-culture/?page_id=1205
Sur le Clept
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M-C Bloch : "Alors, on la fait cette école pour tous ?" Chronique
Sociale, janvier 2011.
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Cahiers pédagogiques n°469 sur "Faire des sciences physiques et
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M.-C. Bloch et B. Gerde, "Décrochages et raccrochages scolaires", in
Revue Internationale d'Education, Sèvres CIEP, n°35, avril
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M.-C. Bloch et B. Gerde, "Décrochage scolaire ; une fatalité ?",
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M.-C. Bloch et B. Gerde "Élèves à problème ou
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R. David "Aristote, Galilée, Pascal : des questions bien vivantes", in
Cahiers pédagogiques n°469 sur "Faire des sciences
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(1) Source : note d'information sur les facteurs de réussite en BTS,
session 2001, site de l'EN. Repris dans l'article de Charlotte Creac'h.
(2) Rapport Meirieu, page 2.
(3) L'emploi de ce terme est plus que problématique à mon sens, naturalisant
indûment les compétences en acte des élèves, ne permettant pas de tenir compte de
conditions favorables, renvoyant l'élève à son manquement individuel et définitif
naturalisé.
Diotime, n°87 (01/2021)