Dossier - Les Nouvelles pratiques philosophiques virtuelles
Une expérience d'atelier philo virtuel centré sur la compétence interprétative :
approche herméneutique de la dignité
François Galichet, professeur émérite d'université en philosophie
Dans le cadre de l'expérience d'ateliers philo numériques mise en place par les Francas
sur Facebook, un groupe a été plus particulièrement dédié à l'approche des questions par la
démarche interprétative.
Ce groupe, intitulé "François Graine de philo" (du prénom de l'animateur), comprenait
initialement treize inscrits. Deux personnes ayant très vite fait part de leur désistement
pour des raisons d'indisponibilité, il a démarré avec onze participants effectifs, qui ont mis
en ligne une présentation de soi.
L'objectif était double :
- Objectif commun à tous les ateliers : expérimenter les
modalités et les ressources de "l'atelier asynchrone", fonctionnant sous forme uniquement
écrite et selon une temporalité étalée sur plusieurs semaines, avec liberté pour chacun de
se connecter où et quand il le veut.
- Objectif spécifique à l'atelier : explorer la "démarche
interprétative", en proposant principalement (mais pas exclusivement) des activités à partir
"d'objets herméneutiques" (images, textes littéraires ou fictionnels, situations vécues,
etc.)
Les activités se sont développées en différentes étapes.
I) Choix d'un thème
Une liste de quatorze thèmes a été proposée par l'animateur :
1) La maladie et la santé ; 2) La dignité ; 3) La solitude ; 4) Les âges de
la vie, les relations intergénérationnelles ; 5) La vie et la mort ; 6) Le
travail ; 7) La religion ; 8) La peur, l'angoisse, l'inquiétude ; 9)
L'intelligence ; 10) La nature (la planète, l'environnement) ; 11) La
fraternité ; 12) Le corps ; 13) Le bonheur ; 14) L'art (qu'est-ce qu'une oeuvre
d'art, à quoi sert l'art, pourquoi fait-on ou aime-t-on l'art, etc.)
Le vote s'est fait en deux temps : premier vote où chacun choisit trois thèmes par
ordre de préférence décroissante ; puis second vote sur les deux thèmes arrivés en tête
(la dignité et la nature). Finalement, c'est la dignité qui a été
retenue.
II) Photolangage sur le thème de la dignité
Proposition de huit images (tableaux ou photos dont la liste est donnée ci-après).
Consigne : choisissez l'image qui exprime le mieux votre conception de la dignité et
justifiez ce choix.
Les huit images représentaient : 1) Le visage d'une femme africaine, 2)
L'Angélus de Jean-François Millet, peint entre 1857 et 1859, 3) Martin Luther
King lors d'un meeting, 4) Une photo de Nelson Mandela, 5) Les Époux
Arnolfini de Jan van Eyck, huile sur toile (vers 1390-1441), 6) Portrait officiel
du Général de Gaulle, Président (1958-1969), 7) Saint Sébastien de
Sandro Botticelli (1473), 8) Le négociant en épices, bourgeois d'Anvers, Cornélius
van der Geest portraituré par Antoine van Dyck vers 1620.
D'assez loin est arrivée en tête l'image d'une femme africaine, dont le visage exprimait
une dignité faite de retenue et de fermeté face à des conditions de vie qu'on devinait
difficiles. C'était un peu une surprise car le panel comportait plusieurs images de militants
pour la dignité et l'égalité des droits (Martin Luther King, Nelson Mandela), qu'on aurait pu
penser attirer le maximum de suffrages. Mais les participants ont bien su dire que pour eux la
dignité se mesurait moins aux actions publiques en faveur des droits de l'homme qu'à une
droiture morale face à l'adversité. Ainsi l'une des participantes écrit :
"Elle dégage une force intérieure, une sérénité grave et une forme de fierté d'être,
sans arrogance. Son regard est fixé vers un point que nous ne pouvons voir. Elle semble
ancrée, intègre. Il me semble que les notions de dignité et d'intégrité se
conjuguent".
Une autre participante, qui a fait le même choix, en fait la source d'un
questionnement :
"Son visage en revanche semble fermé. Elle ne sourit pas, ne parle pas, observe, et me
donne l'impression de ne pas être en "capacité" sur ce qui l'entoure : les
événements ? les lieux ? Sa situation personnelle ? Elle me semble aussi
légèrement empreinte de tristesse, et peut-être de fatalisme. Serait-ce une définition de la
dignité, savoir qu'on a peu ou pas de pouvoir et offrir de soi une image de
permanence ?"
Cette réaction montre que l'approche interprétative, loin d'être purement descriptive
comme on l'entend dire parfois, peut, comme l'approche traditionnelle, susciter une
problématisation qui ne se réduit pas à la simple question du sens à donner à un document ou
un objet.
Le rôle de l'animateur est alors de souligner et d'expliciter ce questionnement, en
dégageant toutes ses implications philosophiques et en retournant les questions à celui ou
celle qui les a posées. Ainsi, dans le cas de la contribution ci-dessus, le commentaire de
l'animateur a été le suivant : "Ce que tu dis ensuite de son visage, qui exprime une
certaine tristesse, voire un fatalisme, donc un sentiment d'impuissance ("ne pas être en
capacité sur ce qui l'entoure") pose une vraie question. Effectivement, la dignité est souvent
présentée comme une attitude plus "résistante" que "combattante". C'est dans l'adversité qu'on
manifeste (ou non) de la dignité ; en revanche, quand on lutte pour ses droits ou contre
l'injustice, on parlera plutôt d'engagement, de générosité, d'enthousiasme, etc. Serait-ce,
comme tu le suggères, que la dignité serait une "valeur de vaincus" plutôt que de
"vainqueurs" ? Penses-tu que la dignité est "ce qui reste quand on n'a plus rien
d'autre", quand on est soumis à une puissance ou une situation contre laquelle on ne peut plus
rien ?".
À la suite des échanges, il a été demandé à chaque participant de rechercher et
proposer lui-même une image. Ces propositions, très diverses, ont permis de préciser et
d'approfondir les clivages apparus lors du photolangage.
À l'issue de ce premier exercice l'animateur a mis en ligne une synthèse, analysant
la polysémie de la notion de dignité et essayant de dégager les lignes de force de la
discussion :
"Je tente une rapide synthèse des acquis de notre réflexion à ce stade.
- Notre distinction entre dignité "intrinsèque", (estime de soi, fierté, etc.) et dignité
"extrinsèque" (reconnaissance, respect, etc.) semble confirmée et opérationnelle.
- Une seconde distinction pourrait être faite. D'un côté, la dignité peut s'employer dans
un sens intransitif : on dira qu'une personne est "digne", qu'elle a un air "digne",
une attitude "digne", etc. La notion de dignité a alors une valeur absolue. D'un autre côté,
on peut l'employer dans un sens transitif, quand on dit que quelqu'un est "digne de" (de
respect, d'admiration, d'amour, d'estime, d'être aidé, soutenu, etc.). En ce sens, la
dignité s'apparente au mérite et est susceptible de degrés ; elle a une valeur
relative. Mais nous avons vu que cette signification soulève de gros problèmes, et peut
déboucher sur des dérives dangereuses. La plupart d'entre nous ont refusé de lier dignité et
mérite.
- L'analyse de la notion de dignité la relie d'abord à la liberté (être digne, c'est
affirmer ou exprimer sa liberté, ou être reconnu comme un être libre, ayant à ce titre des
droits). Mais nos discussions ont permis d'établir un lien entre dignité et connaissance
(cf. les commentaires du texte de Pic de la Mirandole par Anna, Charlie et moi-même),
dignité et universalité (être digne, c'est retrouver ou incarner en chacun(e) toute
l'humanité), dignité et altérité (être digne, c'est refuser la solitude, prendre en compte
les autres : cf. la contribution d'Isabelle).
- Nous avons beaucoup discuté autour de la question de savoir si la dignité est liée au
malheur, aux situations difficiles, à la résilience face à l'adversité ou l'oppression, etc.
Les images proposées semblaient le suggérer. Mais plusieurs d'entre nous ont affirmé qu'il y
a aussi une "dignité heureuse" (cf. l'image de Guy Bedos proposée par Anne-So, ou les
explications de Blandine pour son choix de L'Angélus de
Millet).
- Enfin, nous avons aussi débattu de la relation entre dignité et visibilité. La dignité
est-elle toujours "visible" ? Peut-elle et doit-elle pouvoir se "lire" (sur les
visages, l'attitude, les gestes ou dans les paroles) ? La question n'a pas été
tranchée, et elle pose le problème de l'interprétation : la dignité n'est-elle pas
quelquefois un artefact, c'est-à-direl'effet d'une mise en scène ? C'est tout le
problème de la distinction entre images, situations, personnages "emblématiques" et
"anecdotiques" : jusqu'à quel point cette distinction tient-elle ? Ne
conduit-t-elle pas à donner une importance excessive aux émotions suscitées par certaines
images, certains discours ? Le plus digne est-il toujours celui qui se montre le plus
digne ? Peut-on être digne même si on ne donne pas à voir cette dignité ? (Cf. les
contributions de Pat Langoutte, Stéphanie et Anne-Catherine)".
III) "Situations indignes"
Dix images ont été proposées, évoquant chacune une "situation indigne". Consigne :
classer ces situations de la "plus indigne" à la "moins indigne" et justifier ce classement.
Les dix images représentaient des situations très variées : 1°) Un concours de beauté
d'obèses ; 2°) des femmes en burka ; 3°) un concurrent de l'émission de Koh Lanta
avalant de la boue pour gagner la compétition ; 4°) un lancer de nains ; 5°) des
mères porteuses de GPA en Inde ; 6°) un noir attaché au pilori dans un état du sud des
États-Unis au début du 20ème siècle ; 7°) des prostituées faisant le trottoir ;
8°) des personnes faisant la queue dans un restaurant du coeur ; 9°) un SDF dormant dans
la rue sur des cartons ; 10°) Une photo de Vincent Lambert sur son lit d'hôpital.
Ces images avaient été choisies, parce que toutes ces situations ont été dénoncées comme
"indignes", mais certaines faisant polémique (la GPA, la prostitution, le lancer de nains
quand il s'agit de personnes consentantes, etc.).
L'exercice a été appréhendé comme difficile, parce qu'il ne s'agissait plus cette fois de
choisir une image ou une situation emblématique, mais de classer les dix en fonction d'un
critère, celui de "l'indignité".
Plusieurs participants ont trouvé l'exercice "passionnant, mais aussi déroutant", parce
qu'il mettait la notion de dignité en relation avec d'autres notions éminemment
problématiques : le consentement (est-il toujours "éclairé" ?), le regard des autres
(est-il toujours bienveillant ?), la moralité (se réduit-elle à ne pas nuire à
autrui ? A-t-on des devoirs envers soi-même ?).
Cette contribution est un bon exemple du "malaise interrogatif" suscité par
l'exercice :
"J'ai trouvé l'exercice passionnant mais aussi déroutant... Si j'ai eu du mal à répondre
c'est parce qu'au premier abord, aucune de ces situations ne m'a paru indigne. Je dirais que
j'arrive assez à dire si j'ai de la révulsion morale pour telle ou telle situation, mais que
je ne suis pas certaine que ce que je ressens s'apparente à de l'indignité... Pour celles
consenties, je ne suis pas choquée par le fait de défiler quand on est obèse ou de se faire
lancer, de porter une burka ou la GPA. Ici le critère d'indignité renvoie à ma morale, et au
curseur que je place, qui m'apparait comme très large finalement. Ceci renvoie à ce que tu
appelles "situation d'indignité ordinaire". Je pense qu'il y a dans mon cas, une
banalisation de l'indignité couplée à une éthique minimaliste. Il y a aussi je crois une
sorte d'indignité partagée, je m'explique. Peut-être pour les cas volontaires, il y aurait
une dissolution (ou une intensification ?) de l'indignité du fait que d'autres
participent (activement ou passivement) à cette indignité. Par exemple, pour le lancer de
nain, ce n'est pas seulement le fait que le nain veuille se faire lancer qui pourrait être
indigne, mais le fait que d'autres le souhaitent et/ou regardent. De même, pour la GPA, si
je voyais une "usine à bébé", sans doute serais-je tout autant, si ce n'est plus, choquée
par le "système" et tous les gens qui y contribuent.
Je sais que si je montrais ces images à ma mère, elle trouverait beaucoup de situations
indignes, peu importe le consentement d'ailleurs. Mais ma mère c'est une kantienne qui
s'ignore. Elle suit sans le savoir une éthique maximaliste pour laquelle on a des devoirs
envers soi-même (respect de son corps, de son image...).
Par conséquent, pour évaluer les situations, j'ai été obligée de me demander ce que je
ressentirais si j'étais dans telle ou telle situation. Ainsi par exemple, le cas du SDF, de
Vincent Lambert, du Pilori, et même peut-être des Restos du Coeur pourraient me sembler des
situations dans lesquelles je me sentirais honteuse, indigne, dans lesquelles mon intégrité,
l'image que je renvoie aux autres et à moi-même serait atteinte. Et pourtant ce sont des cas
involontaires. N'est-ce pas paradoxal de qualifier moralement des situations non
intentionnelles ? Ce serait comme une double peine, déjà tu souffres de la situation,
mais en plus les autres ou soi-même la qualifie d'indigne. Mais si on n'y est pour
rien ? C'est comme si c'était un vestige de croyances selon laquelle on mériterait
notre sort parce qu'on serait puni par Dieu...
On revient donc au lien de la dignité/ indignité à la liberté :
-soit on n'est pas libre, et dans ce cas cela n'a pas de sens de qualifier moralement un
acte, une situation, un comportement ;
-soit on est libre, et dans ce cas cela présuppose qu'on se fasse à soi-même ou à l'idée
d'humanité du mal. Dans ce cas, qui est la victime ? Si c'est moi-même, peut-on le
condamner ? Si c'est une abstraction (l'humanité, les nains, le corps...) cela a-t-il
vraiment un sens ?
Du coup, en retour, je me demande si c'est justifié de considérer qu'on est libre d'être
digne, que c'est une réaction particulière et choisie face à une situation difficile, une
résistance... et du même coup si c'est justifié de louer moralement la dignité de quelqu'un.
Enfin, si on parle de consentement, on retrouve la question de l'éducation. Peut-on
librement consentir à quelque chose si on n'a pas les moyens (financiers mais aussi
intellectuels) de le faire ? J'ai eu une discussion récemment sur la GPA avec un ami.
Pour lui, aucun problème moral s'il y a consentement de tout le monde. Mais comment
s'assurer que les gens sont vraiment libres ? Qu'ils agissent réellement en
connaissance de cause ?".
Néanmoins, un certain nombre de classements ont été proposés, certains très argumentés. La
synthèse de l'animateur a insisté sur les acquis de la réflexion collective : la notion
d'indignité n'est pas le simple contraire de la notion de dignité ; certaines pratiques
(la GPA, la prostitution, etc.) ne peuvent pas être considérées comme "dignes" ou "indignes"
en soi, mais cette qualification dépend des circonstances, des conditions, du contexte, etc.
Autant d'analyses qui n'ont de sens que dans une démarche interprétative (un simple regard, un
simple geste peuvent suffire à changer totalement le sens d'une situation), alors que
l'approche conceptualisante tend au contraire à figer les situations dans une détermination
abstraite (cf. les nombreuses prises de position idéologiques sur la GPA, la prostitution,
l'euthanasie : refusant toute approche interprétative, elles condamnent ou approuvent ces
pratiques au nom de principes abstraits, c'est-à-dire conceptuels).
IV) Travail interprétatif autour d'une vidéo
Il s'agissait d'une séquence extraite du film Les Temps modernes, de
Chaplin (cet extrait peut être visionné sur YouTube.). Consigne : analyser, dans cette
séquence, les signes qui expriment une aliénation de Charlot et les signes qui expriment au
contraire une émancipation. Comment les uns et les autres s'articulent-ils ? (Exploration
de l'ambivalence d'un objet).
Les contributions à cet exercice ont été très riches. Visiblement, le passage de l'image
fixe à une séquence animée (même muette) démultiplie les significations et rend
l'interprétation plus complexe.
À titre d'exemple, voici un commentaire qui dégage bien la double composante
d'aliénation et d'émancipation de la séquence :
"Je trouve cet extrait vidéo riche et intéressant, notamment grâce à une ambiguïté
autour du personnage de Charlot, à la fois drôle, triste et presque un peu effrayant.
L'indignité de la situation m'apparaît à travers le rythme effréné de la machine qui,
symboliquement, "broie" le personnage (quand il plonge dans ses rouages). C'est une
machinerie, un système infernal qui est décrit et qui aliène les hommes, eux-mêmes assimilés
à des machines. Lorsque Charlot manifeste un peu de son humanité (la fatigue,
l'éternuement), il est "broyé" par la machine. Il n'y a aucun espace pour l'expression de
l'humanité la plus fondamentale : la parole, le repos, la pensée, les besoins
fondamentaux... Après avoir été englouti, Charlot ressort à moitié fou, obsédé par le
resserrage des boulons, ce qui en fait toute la drôlerie, mais il y a aussi quelque chose
d'inquiétant et d'animal quand il poursuit les femmes. Il se rebelle, tout en restant aliéné
(obsédé par le resserrage des boulons, il pointe même quand le policier le course). Quand il
revient dans l'usine, il commence à détourner les objets et provoque ses collègues. Il joue
avec l'aliénation des ouvriers en remettant la machine en marche, les obligeant à reprendre
leur poste pendant qu'il leur jette de l'huile au visage en dansant. Charlot recouvre une
forme de dignité en s'émancipant de la machine, en détournant son emploi, en y ajoutant un
supplément d'âme (l'humour, la danse, la créativité). Mais j'y vois aussi un homme brisé,
que cette machine infernale a rendu fou (avec un patron qui s'en lave les mains, isolé dans
son bureau). Je perçois donc surtout ici une situation indigne et une tentative désespérée
de résistance (bien qu'irrationnelle et relativement inconsciente car permise par un vent de
folie)"
D'autres contributions vont encore plus loin et font de la folie à la fois un signe
d'aliénation et une arme d'émancipation - dont l'humour serait une forme atténuée ou
civilisée :
"Cette déshumanisation conduit à la folie de Charlot. Et paradoxalement cette folie le
réhumanise. Elle est à la fois l'expression et la contestation de cette misère de l'ouvrier.
Mais une contestation indirecte, faite d'humour et de poésie.
D'abord l'humour comme politesse du désespoir comme vous l'avez montré, le personnage
est effectivement désespéré. Il semble qu'il n'y ait pour lui d'autre solution que de réagir
mais comment ? Charlot choisit l'humour comme langage là où il n'y a plus de place que
pour les ordres des chefs et où la contestation est interdite. L'humour permet de viser la
réalité sans la nommer. Par le décalage, l'absurde, il permet de prendre conscience par le
comique de la dimension tragique de la situation - ici l'exploitation et les conditions
indignes de travail de l'ouvrier. Souvent l'humour touche des sujets sérieux : la mort,
la maladie, l'angoisse... ça me fait penser à la phrase de Desproges "Plus cancéreux que
moi, tumeur !"
Je pense aussi à la locution latine : castigat ridendo mores,
corriger les moeurs en riant. On peut voir le personnage de Charlot donc comme un fou mais
aussi comme un sage parce qu'il refuse une situation inacceptable et si le rire est le
propre de l'homme, il se réhumanise par l'humour dans un contexte où le rire est superflu,
inutile, voire contreproductif.
Et ce geste n'est pas seulement humoristique mais poétique, artistique par la danse
notamment. Poésie en son sens grec de création, production d'oeuvre d'art mais cette
activité se transforme en praxis car il ne produit justement plus rien, sort de chaine de
production pour danser. Danser pour danser et non pour produire quelque chose. La dignité se
retrouve par le geste artistique non utilitaire, une fin en soi. Un luxe nécessaire.
La danse est un mouvement qui peut paraitre libre mais il y a quand même des
contraintes, des règles (tout comme le jeu) mais ces contraintes c'est le danseur qui se les
donne. En ce sens, Charlot retrouve son autonomie et sa dignité en dansant, celle qu'il
avait perdu dans le travail à la chaine, ennuyant, éreintant et absurde de l'usine."
La synthèse de l'animateur a été effectuée sous la forme d'un tableau recensant toutes les
significations présentes dans la séquence :
Grille d'analyse de la vidéo de Charlot - Les Temps modernes
Recherche de signes de : | Signes | Sens | Problématique philosophique |
---|
Domination, aliénation, indignité | La chaine qui avance. Charlot dans les rouages | Contrainte institutionnelle | Comment des institutions peuvent-elles conditionner les
individus ? |
---|
idem | Disproportion physique Charlot/autres ouvriers | Contrainte physique | La domination par la violence (réelle ou potentielle) |
---|
idem | Ordres du contremaître ; rencontre avec le policier | Contrainte morale (autorité) | L'autorité comme principe de domination Quel fondement ? (Hobbes,
etc.) |
---|
idem | Charlot visse et voit des boulons partout. | Contrainte intérieure (obsession compulsion) | Comment l'individu intériorise-t-il les contraintes (habitus, culpabilité,
folie) ? |
---|
Émancipation, Libération, Dignité | Charlot "s'évade" de l'usine. | Émancipation par l'évasion | L'évasion est-elle une contestation ou une fuite ? Où s'évader
(utopies, etc.) ? |
---|
idem | Charlot manipule les leviers qui commandent la chaîne. | Émancipation par la conquête du pouvoir | Qui détient le pouvoir ? Où est le pouvoir ? (Foucault) |
---|
idem | Charlot défie les contremaîtres. | Émancipation par la révolte | Révolte et révolution Toute révolte est-elle libératrice ? |
---|
idem | Charlot danse. | Émancipation par la poésie, l'humour, la dérision | L'art comme forme de critique sociale ? Peut-on rire de tout ? |
---|
Pour prolonger l'exercice, il a été demandé aux participants de présenter une situation
personnellement vécue présentant la même ambivalence. Les situations exposées ont été
nombreuses ; en voici une qui a l'intérêt de poser le problème de l'interprétation, par
les enfants, de spectacles en principe conçus pour eux - mais par des adultes :
"J'en viens à mon souvenir personnel. Lorsque j'étais très jeune enfant, mes parents
m'ont emmenée voir des clowns, ou peut-être était-ce un spectacle de Guignol. Sur le chemin
du retour, ils m'ont vue, le visage fermé, les sourcils froncés de colère. Ils m'ont demandé
si j'avais aimé le spectacle, et je leur ai répondu avec véhémence que non, certainement
pas, c'était quoi ces gens qui passaient leur temps à se taper dessus, et en plus le public
RIAIT. Il n'y avait aucune logique pour moi, ça n'avait rien de drôle, les coups cela fait
mal, et surtout quelle indignité justement ce public qui s'esclaffait alors que la violence,
que ce soit entre enfants ou entre adultes, était éducationnellement prohibée,
répréhensible, et absolument pas source de rire..."
V) Dénonciations de l'indignité : travail sur des textes littéraires.
Cinq textes sont proposés : La Bruyère (texte sur les paysans), Montesquieu, Voltaire
(textes sur l'esclavage), Brel (chanson Les vieux), Neruda
(poème Les hommes du nitrate). Consigne : analyser le mode de
dénonciation de l'indignité dans ces textes et écrire un texte "à la manière" de l'un d'eux
sur une situation indigne contemporaine. Cette dernière consigne n'a pu être réalisée faute de
temps.
La confrontation des textes a suscité chez certains contributeurs une véritable "analyse
comparative" qui permet de distinguer en quoi l'explication philosophique d'un texte se
distingue d'une explication littéraire. Ainsi par exemple cette contribution :
"Le texte de Voltaire est saisissant notamment par cette phrase incroyable : "C'est
à ce prix que vous mangez du sucre en Europe." Pour moi, la fiction est un moyen très
efficace pour persuader d'une indignité. Ce n'est pas seulement "un nègre" c'est "mon ami"
que l'on tutoie et qui raconte son histoire à la première personne. Et c'est ça la
différence par rapport aux deux textes précédents (La Bruyère, Montaigne). Certes Voltaire
ici invente une histoire, mais donner la parole à l'esclave, que celui-ci parle en son nom,
fasse résonner sa voix, est très symbolique. Le premier acte de reconnaissance de
l'indignité est peut-être d'arrêter de parler à la place de ceux qui en ont souffert, de
leur prêter des souffrances qu'on ne connait pas, de leur prêter des qualités (morales chez
La Bruyère) qu'on ignore. Est-ce que sous des intentions louables (dénoncer une indignité),
on n'entretient pas encore celle-ci ? Ce n'est pas seulement les moyens techniques ou
juridiques qu'ils n'ont pas, on peut soupçonner parfois que ceux qui dénoncent, mais qui ne
sont pas victimes, considèrent qu'il faut les aider parce qu'ils ne sont pas autonomes, ils
ne savent pas ce qui est bon ou mauvais pour eux. On retrouve le problème du manque
d'autonomie et du consentement. C'est pour cela que je trouve qu'il est important lorsqu'on
dénonce une indignité d'écouter et de faire entendre celui qui la subit".
Ces contributions ont permis de dégager différents modes de dénonciation de l'indignité.
Ils peuvent être résumés par le tableau suivant, qui constituait la synthèse de
l'animateur.
Modes de dénonciation de l'indignité
Texte | Mode | Intention | Sentiment dominant |
---|
La Bruyère (texte sur les paysans) | Descriptif | Montrer, faire voir, dénoncer | Indignation, répulsion |
---|
Voltaire (Candide, chap. 19) | Narratif | Faire deviner, suggérer | Étonnement, surprise |
---|
Montesquieu, texte sur l'esclavage | Argumentatif, ironique | Critiquer, analyser | Absurdité, irrationalité, incohérence |
---|
Brel, Les Vieux | Poétique | Faire ressentir, s'identifier | Tristesse, mélancolie |
---|
Neruda, Les hommes de nitrate | Subjectif | Donner la parole aux victimes | Solidarité, fraternité |
---|
VI) Évaluation terminale de l'atelier
À l'issue de l'atelier, les participants étaient invités à rédiger une brève
évaluation de l'expérience. Six d'entre eux ont envoyé des contributions, dont voici quelques
extraits :
"Grâce à vous, j'ai vraiment développé ma pensée sur la question de la
dignité/indignité. Le temps long et l'écrit y ont contribué. Cela a été un travail très
"intellectuel" mais, dans ce contexte, l'absence de spontanéité dans les échanges et de
contact humain ont un peu (trop) évacué les affects et les émotions qui nourrissent aussi
les ateliers philo, à mon avis."
"J'ai apprécié les synthèses que proposait François de notre discussion et sa
problématisation détaillée de nos réponses. En réalité, j'aimerais beaucoup que l'atelier se
poursuive !"
"J'ai beaucoup apprécié cette expérience : échanger, réfléchir à partir de supports
et surtout lire ce que les autres en pensaient. J'ai manqué de temps néanmoins pour pouvoir
vraiment m'y pencher comme j'aurais voulu."
"Je confirme mon intérêt constant pour cette forme de dialogue à visée philosophique.
Elle ne peut se substituer à la discussion en présence physique des participant.es et ne
contient pas l'énergie d'un échange inscrit dans un temps court.
Toutefois, la forme présente l'intérêt pour chaque participant d'inscrire sa
contribution dans un temps long qui permet la progression, la maturation de la pensée, qui
autorise la recherche et la documentation personnelle.
L'usage de l'écrit amène à choisir ses mots et sans doute mieux organiser son
cheminement de pensée. Mais cela me semble plus impliquant (les écrits restent...). Dans le
cas de notre atelier, nous nous sommes parfois retrouvé.es avec un volume conséquent de
contributions sur lesquelles il m'a semblé difficile de réagir."
"Cette formule d'atelier m'est apparue comme très confortable malgré le manque de temps
et d'interactions sur la fin. En effet, le temps long dans lequel il s'inscrit permet une
réflexion plus fouillée et une relecture à la fois de sa propre pensée et de celles des
autres ainsi qu'une plus grande attention je pense, à la forme de nos prestations et pas
seulement au contenu.
Cela a permis aussi de faire une " fouille " assez poussée du concept de dignité, de le
décortiquer sous différents angles ce qui est appréciable et ouvre la réflexion au-delà de
l'atelier proprement dit.
Seul bémol pour moi, le fait de ne pas interagir directement avec les participant(e)s je
suis une personne de contact et cela me frustre un peu mais je suis heureuse d'avoir croisé
de beaux esprits".
"J'ai beaucoup aimé cette expérimentation, tout en étant en manque du contact réel avec
les autres membres du groupe. Et j'ai constaté au fil de nos échanges que, si je ne me
ressens que très peu de manque de "connaissance encyclopédique philosophique" au cours d'un
atelier in vivo, le fait d'écrire et de lire nos textes m'a placée sous d'autres éclairages,
et m'a fait ressentir une pénurie ? lacune ? dans mes connaissances
...parfois."
L'évaluation de l'animateur rejoint celle des participants. Elle fait apparaître en
particulier deux difficultés spécifiques à ce genre d'atelier.
1) Le caractère foisonnant des échanges a rendu la lisibilité de
l'atelier assez difficile. Certains ont parlé de "feu d'artifice" engendrant une impression de
désordre, de prolifération incontrôlée des idées, que les synthèses opérées après chaque
période par l'animateur ne suffisaient pas à réduire. Sans doute le support choisi (Facebook)
y était-il pour beaucoup, car malgré la possibilité de sous-conversations, il garde un
caractère globalement linéaire (menu déroulant). Le choix d'une plateforme plus appropriée
(Moodle, Claroline) permettrait de mieux sérier les thèmes, les chantiers, les
activités.
2) Le passage de l'oral à l'écrit entraîne des changements non seulement
de forme, mais de contenus et d'exigences. Comme le dit l'une des participantes, le passage
d'un "temps court" (type DVDP) à un "temps long" (l'atelier asynchrone) a des incidences sur
la manière de penser et de confronter les idées.
La totalité des participant(e)s a souhaité que l'expérience continue, sous une forme moins
contraignante. C'est pourquoi le groupe "François Graine de Philo" est resté ouvert et a
continué d'accueillir tout l'été les contributions des uns et des autres.
Textes littéraires dénonçant des "situations indignes".
Diotime, n°87 (01/2021)