Témoignage
"L'autonomie dans le viseur" : retour sur une série de rencontres entre un
animateur et des enfants ayant provoqué une inversion des rôles
Céline Ohannessian, animatrice d'ateliers philo/art en Haute-Savoie ; co-fondatrice avec les
Éditions de l'Éclosoir du journal Le canard des enfants-philosophes, créé
grâce au confinement 2020 par et pour les enfants.
L'autrice fait part ici d'une innovation passionnante en II - C : l'enfant
animateur d'un atelier philo.
Introduction
Cadre d'observation d'une rencontre avec les enfants
De l'expérience d'où je parle, il y a des enfants de 6 à 12 ans, tous rencontrés dans
des contextes privilégiés majoritairement parascolaires. Les enfants ne sont pas
nécessairement ceux de classes sociales dites privilégiées, mais ils se rassemblent dans
un lieu où le privilège qui leur est accordé est celui d'un temps précieux pour penser,
de ne pas y être obligés et d'intégrer une micro-société de maximum 12 enfants. Les
enfants s'embarquent alors dans un projet à rendez-vous réguliers : des ateliers de
discussions à visée philosophique et des ateliers philo/art. Les lieux d'interventions
sont ceux des médiathèques, temps périscolaires, écoles, théâtres, centres d'art,
MJC.
Posture de l'éducateur en phase d'observation
Aux origines des engagements pris envers les enfants dans le cadre des ateliers
philo/art, il y a la rencontre avec une enfant accompagnée individuellement dans sa vie
scolaire en raison d'un ou plusieurs handicaps reconnus comme des empêchements à son
intégration dans la société scolaire. Cette rencontre est le déclencheur d'un
questionnement sur la nature même de "l'être-enfant".
"Faut-il choisir de lutter contre ou de lutter pour ?" Voici la question première
de l'animateur équipé de sa volonté de grandir du grandissement des enfants. Dans la
première option, il s'agirait de lutter contre la considération des
enfants pris uniquement dans leur qualité d'êtres non parlants. Dans la deuxième, il
s'agit plutôt de lutter pour la considération des enfants comme des
êtres aux langages naissants. Soutenir cette situation du devenir constant d'un être qui
tout en étant, est déjà un autre, pris dans un mouvement perpétuel qui l'emporte
toujours dans un désir d'accéder à un état autre que celui "d'ignorant" auquel il peut
être soumis souvent. Cette deuxième discussion est d'emblée plus stimulante.
Partant des rencontres faites avec les enfants, quels qu'ils soient, quels que soient
leur lieu d'arrivée, leurs options de cheminer, leurs contextes de vie, les constats
permettent d'envisager qu'ils savent ce dont ils ont besoin, qu'ils savent ce vers quoi
ils veulent aller, qu'ils savent ce qui les en empêche et ce qu'ils doivent défier.
L'enfant sait qu'il peut (se) découvrir dans l'inconnu, c'est même sa maîtrise
essentielle : savoir vivre ou survivre à une pluralité d'inconnues pour grandir
quoi qu'il lui arrive. C'est de cet endroit qu'une mise en autonomie du dispositif philo
par les enfants eux-mêmes est expérimentée progressivement.
Une vision de l'enfant-sachant par sa parole en train d'advenir permet de l'envisager
comme celui qui peut prendre les rênes, se gouverner sans avoir à toujours se justifier,
à se débattre, ni à prouver son droit à l'existence. Si l'enfant est pris en sandwich
entre "être" et "devenir", si les dispositifs éducationnels sont censés le guider vers
l'autonomie, pourquoi ne pas s'aventurer dans des processus lui permettant de satisfaire
ce goût pour cette autonomie ? Un projet d'autonomisation doit alors permettre aux
enfants de vivre leur monde d'enfance selon des choix et non des soumissions, selon des
créations et non des reproductions. Quelques expérimentations aux côtés des enfants font
apparaître les potentialités de l'enfant qui osera agir de lui-même en dehors du
dispositif (confiné) d'apprentissage.
I) Accompagner l'enfant, c'est viser son autonomie
A) Re-voir l'enfant
L'enfant, par l'étymologie de son appellation latine "in farer" supporte la
reconnaissance de "celui qui ne parle pas", et par son origine grecque f?µ? "phémi"
celui "qui ne sait manifester sa pensée par la parole". Ce qui surprend dans cet
étiquetage est la définition via l'unique versant négatif de ce qu'est l'enfant ;
là, il est d'abord ce qu'il n'est pas. Si l'étymologie de "parler" venant du bas latin
"parabolare" signifiant "raconter des histoires", alors il est heureux de ne pas savoir
parler pour éviter de nourrir la sphère du langage d'un trop plein d'affabulations
(quoique les fables soient pourtant nécessaires à notre évolution...). Ce que ne dit pas
l'étymologie, c'est si l'enfant sait "se parler". Pourquoi ne pas l'envisager ? Si
l'enfant peut et sait se parler à lui-même, on peut envisager qu'il se régit par des
codes, des lois, faites siennes et mises en action à l'instant même de son propre
langage. Le principe même d'une autonomie primaire existerait en soi dans cette capacité
à être soi-même (autos) sa propre loi (nomos) pour faire advenir un parler qui fait
exister (se tenir debout) dans la sphère sociale. Si l'enfant se parle donc, selon des
lois qui lui sont propres, pourquoi ne pas considérer ses talents d'auteur d'emblée où
l'auctor est celui qui "fait croître et développe", "celui qui est à l'origine de
quelque chose", et "celui qui pousse à agir ".
Ce regard sur l'enfant en tant qu'être déjà agissant sur le monde met en fragilité la
posture de l'éducateur et le renvoie lui aussi à son origine étymologique et historique
du pédagogue, esclave chargé de conduire l'enfant à l'école et dans le monde. Alors à la
suite de Philippe Meirieu pour qui il faut présenter le monde à l'enfant, pourquoi ne
pas présenter l'enfant au grand monde, en même temps, en retour, comme en
dialogue ? Il s'agit alors pour l'éducateur d'entendre, de deviner, de considérer
cette capacité de l'enfant d'être déjà ce qu'il va devenir, car tout ce qui est, était
déjà là avant. L'analogie avec la germination et son tuteur pour simplement ériger la
fleur est ici tentante.
Finalement, le rôle de cet accompagnant est d'assister l'enfant à traverser un
espace-temps, comme un passage entre l'état médusé du spectateur face au monde à l'état
agissant de l'auteur-acteur qui plonge dans le monde et le transforme du fait même de
son immersion. Si l'on considère que l'enfant possède cette capacité de langage en
germe, de soi à soi, c'est qu'il possède déjà, en sourdine, cette même capacité de
parler à l'extérieur de lui grâce par sa mise en apprentissage d'une vie en société.
L'objectif de l'accompagnant est alors de préparer l'apprenant à son autonomie non plus
uniquement pour lui-même, mais en dehors de lui et au contact de sa société pour y
prendre part entièrement. Au-delà de l'école, après ou avant, il est possible de
proposer à l'enfant les moyens de gagner et éprouver cette mise en autonomie dont sa
révélation piétine en sourdine comme une image latente. Derrière l'action pédagogique,
il y a la nécessité d'un objectif ouvert sur l'avenir de l'enfant pour qu'il puisse une
fois adulte ne pas perdre le goût de (re)créer le monde. Nous partons du postulat de
l'enfant créateur né, l'acte de créer est sa manière d'exister, il faut donc lui
proposer d'exister, se déployer pour mieux se manifester, se montrer, sortir de et
puisse recréer.
Jacques Lévine décrit l'enfant comme un "interlocuteur valable". L'accompagnant à ses
côtés doit conduire l'enfant dans son devenir d'adulte raisonné capable de penser et
d'agir par lui-même dans le monde qui le contient, qu'il contient et qu'il modèle. Quels
échanges s'instaurent entre ces deux partenaires dont chacun a pour objectif de prendre
de l'autre pour apprendre à apprendre à soi et aux autres ? L'enjeu relève de la
première rencontre avec l'enfant. Cette rencontre participe du même fonctionnement d'une
rencontre avec une oeuvre d'art.
B) La rencontre avec l'enfant-oeuvre ou l'art de la bonne distance
Dans un face à face avec une peinture (dans une situation voulue ou surprise), quelque
chose cherche à apparaître immédiatement, à la reconnaissance du regardeur d'abord.
Quelque chose rencontre l'oeil par ressemblance, souvenir, mémoire, étonnement ou alors
rien ne vient à cette rencontre. Mais l'un ou l'autre état (connaître / reconnaître ou
comprendre / ne rien comprendre ou surprendre) peut susciter l'envie d'insister pour
qu'une certaine rencontre ait lieu. Bien sûr, techniquement, la peinture se moque de la
présence du regardeur, pourtant elle est là, exposée devant nos yeux. Il y a bien eu une
volonté de la peinture d'être là, d'être mise à jour au-delà de la volonté du peintre.
C'est bien l'oeuvre finie qui me parle, tout au moins me regarde autant que je la
regarde, et si elle me regarde - m'observe autant que je l'observe -, c'est parce que sa
présence m'interpelle qu'elle fait éclore un dialogue intérieur que je peux garder pour
moi ou partager ensuite avec d'autres. Si je veux en savoir plus (dans cette rencontre),
je m'approche de la toile, et/ou m'en éloigne, tout dépend de ma position de départ. La
question de la distance change tout de la préhension et de l'échange qui se joue. Cet
entre le lieu de l'oeil et le lieu de la toile est quelque chose que je dois traverser,
en m'adaptant. C'est une danse qui se fait par l'oscillation du proche au lointain
jusqu'à un certain point de satiété, mais jusqu'où à nouveau j'admets ne plus rien voir,
ne plus rien reconnaître et vouloir voir encore, autrement. Alors, si je veux aller plus
loin, il faut mettre du temps entre de nouveaux moments de regard, du temps pour digérer
ce qui a bien voulu s'imprimer dans l'oeil, puis dans l'esprit, puis dans la vie. Ne pas
aller plus loin, ce serait comme manger un bonbon à moitié, mais cela est-il
possible ? (Oui en cas d'écoeurement, mais celui-ci n'est-il pas une autre
direction possible de la rencontre ?) Rencontrer un enfant, comme rencontrer une
oeuvre, résiste difficilement à la curiosité, au besoin d'en savoir plus.
Quelle que soit l'ambition de l'animateur au contact d'enfants en situation
d'apprentissage, il ne peut qu'apprendre avec eux, comme avec une peinture, la maîtrise
d'un art de la distance. La distance se doit d'être spatiale, jouant du proche, médian
ou lointain - temporelle, jouant de l'instant même, en différé, ou par répétition - et
s'appréhender dans des mouvements constants, allant et venant du connu, reconnu, à
l'inconnu qu'il nous plaira de dévoiler. Maitriser l'art de la bonne distance dans le
cas de l'apprentissage serait peut-être la seule chose que l'éducateur puisse apprendre
à maitriser. Dois-je savoir maîtriser à l'avance ? Non, je ne le peux pas puisque
chaque enfant est différent, chaque groupe d'enfants est différent. Je dois donc
toujours être dans un mouvement d'apprendre, tout comme les enfants le sont à l'instant
de notre première rencontre et des suivantes, mais aussi à chaque seconde de toutes
leurs expériences.
Je pense donc à la rencontre et à l'expérience faite avec B., une enfant autiste dite
asperger rencontrée de 2016 à 2017, auprès de qui j'assumais le rôle d'AVS. Pour
répondre à une loi sur l'inclusion datée de 2005, l'institution envoie des adultes sans
formation auprès d'enfants porteurs de handicaps enfin acceptés dans les classes.
C'était ma première rencontre avec une enfant autiste. Les lectures sur cette qualité
d'être en font un récit difficile et dramatique de son monde. Comment ne pas dramatiser
cette rencontre ? Comment faire ce que je ne sais pas faire ? Dans un premier
temps ne rien faire, mais juste laisser faire l'enfant avec le nouvel outil que
l'institution lui envoie comme elle lui enverrait une prothèse par la poste et dont il
faudra qu'il s'accommode pendant un an. De mon côté je dois me laisser porter comme lors
d'un voyage en pays inconnu, marcher lentement au travers de ce nouveau paysage,
observer ces nouveaux habitants avec ces nouvelles manières. Observer, écouter, mimer,
voilà ce que je fais les premiers temps, comme lorsque j'apprends un nouveau langage.
Apprivoiser l'espace, la classe, son odeur, sa surcharge de décorations sur les murs ne
laissant plus un seul morceau de blanc pour laisser l'esprit y rêver de temps en temps,
tant d'enfants, repérer leurs visages, leurs noms, leurs voix, et vivre en duo chaque
jour au fond de la classe. Le premier jour de la rencontre avec B. j'apprends qu'il ne
faut pas la toucher (je n'en n'avais pas l'intention), qu'elle ne me parlera pas,
qu'elle ne me regardera pas, mais qu'il me faudra écrire pour elle quand elle sera
fatiguée. Finalement B. est une oeuvre c'est évident (ne pas la toucher, savoir qu'elle
ne parle pas ni ne regarde).
Ces premiers jours, pourtant, B. touche ma peau comme elle testerait les touches d'un
piano (distance proche) (peau étrangement bronzée comparée à la sienne qui est si
blanche et qui doit selon elle justifier le choix de son prénom), m'embrasse par
surprise (distance ultra réduite), me tourne le dos mais me parle (distance lointaine)
et me regardera quelques jours plus tard d'abord pour jouer en louchant (distance
moyenne), puis en regardant dans le fond de mon oeil si elle y voit son image (distance
très réduite) et m'ignore en récréation car elle a besoin de courir, sautant obstacles
imaginaires sur obstacles réels (hyper distance). Je reste immobile, je la laisse
réguler cette danse de la rencontre dont elle a besoin pour nous faire confiance (car un
"nous" s'est créé). D'emblée je lui confie les rênes de cette danse car je sais/sens
intuitivement qu'elle sait ce qu'elle peut et veut. J'ai donc ce savoir minimum pour
entrer dans la matière de notre rencontre. Quelle est mon rôle dans ce duo ?
L'institution m'en a donné un d'emblée : mouler le personnage pour l'intégrer dans
la boite école, ou rendre B. invisible dans la classe. Car B. pète, rote, s'allonge sur
la table, mets les pieds sur les étagères ; lorsque B. s'ennuie elle fait du
bruit ; B. ne lève pas la main pour parler, elle prend sa parole (ou sa parole se
jette dans l'espace de la classe sans y avoir été autorisée) ; B. écrit
'mal' ; B. s'éparpille et il lui faut donc deux tables et deux chaises, elle ne
range pas ses affaires ni n'inscrit ses devoirs ; et B. est brillante. Le directeur
me donne un autre rôle que j'accepte : rendre supportable la classe pour B. Je
traduis cette commande par : lui donner envie d'être là, l'aider à trouver ce goût
d'y être pour elle-même et non pour satisfaire autrui, réduire le facteur de
fatigabilité, déjouer l'ennui, accepter sa présence physique face aux yeux qui la
regardent, apprécier sa pertinence dans le groupe. Je m'en donne une autre : faire
que B. n'ait plus besoin d'assistance d'ici un an. Il paraît que B. a déjà fait un long
chemin de sociabilisation avant que l'on se rencontre. Je pense donc que B. sait ce dont
elle a besoin pour apprendre, je découvre rapidement qu'elle le sait mais surtout
qu'elle le souhaite.
Je ne raconterai pas tout ce que nous avons vécu avec B. dans notre rencontre fortuite
(entre un fer à repasser et une table de dissection), mais nous avons créé un objet
commun, un objet médiateur rappelant les raisons de notre rencontre, un objet conçu pour
elle et par elle. Cet objet est un carnet qui pourrait s'appeler "le carnet des
mouvements, du progrès aux réussites en passant par les échecs provisoires et
nécessaires". Grâce à cet objet, B. définit ses objectifs hebdomadaires, ses attentes,
la manière dont elle évaluerait ses expériences. Elle inscrit ses avancées dans l'espace
et le temps. Dans ce carnet, B. mémorise les preuves que chaque échec se transformait
toujours en réussite à venir, que chaque réussite se transformait en habitudes qui
seraient aussi à remettre en question. B. voulait garder une certaine maîtrise d'elle
sur et dans sa vie scolaire. B. ne souhaitait aucune dépendance. Avec le temps, la
distance pouvait se faire plus grande, jusqu'au dernier jour où B. m'offrit un mot
disant "merci Céline d'avoir tout donné de toi". Et là, à nouveau, comme face à une
toile, après de multiples voyages du regard, m'adapter du proche au lointain. Le peintre
n'est peut-être là que pour aider la peinture à apparaître pour exister sans lui car il
se met à son service. "Former" c'est sculpter une matière de telle sorte qu'elle
acquière sa forme propre. Le peintre a pour but de s'adapter à ce qui advient, il danse
avec la matière devant sa toile et ils y inscrivent ensemble quelque chose de leur
rencontre. Le carnet de B. était notre toile.
II) Permettre à chacun de faire oeuvre de soi-même
A) Toujours expérimenter pour toujours (s')auto-former
(déformer ?)
Les ateliers philo ont nombre d'objectifs aux visées louables et ne sont pas toujours
proposés aux enfants dans une régularité. Ces ateliers sont des occasions, qui une fois
tentées, sont plébiscités par les enfants, car ils peuvent s'aventurer dans un
espace-temps pour penser ensemble sans compétition mais dans une coopération, développer
un rapport de conscience de soi, des autres et du monde, se disposer à mener une
recherche de vérité, sonder leur honnêteté, comprendre et valider des règles pour les
respecter, assumer des responsabilités pour le collectif d'humains rassemblés, se
distancier de leur expérience, apprendre à aimer apprendre, ne pas
chercher à convaincre et s'autoriser à changer d'avis. Ce sont des ateliers de vie
réelle, où d'humain à humain chacun est légitime dans son droit d'exister par la parole
comme premier lieu de la rencontre.
Dans les discussions philo, les enfants expérimentent le dispositif d'une prise de
parole démocratique et identifient les différents moments du philosopher :
conceptualiser, problématiser, argumenter.
Ils assument des rôles, choisissent leurs questions, formulent des dilemmes moraux
extraits de leur réalité et tiennent leur carnet du philosopher. Les participants font à
partir de ce qu'ils sont, sans jamais être jugés d'un degré de compréhension, de
connaissance ou d'expérience. Les participants sont d'âges différents. Cet assemblage
induit naturellement un tutorat entre pairs qui permet aux plus jeunes d'accéder à du
vocabulaire, à des abstractions auxquels ils n'ont pas encore accès. Pour être entendus
de tous, ils doivent s'efforcer de reformuler leurs propos pour rendre accessible leur
pensée, sans pour autant l'amoindrir. Ils profitent et redécouvrent des exemples donnés
par les plus jeunes dont les références sont plus ancrées dans le réel, le sensible, le
tangible. L'entraide et la solidarité s'instaurent d'emblée par un besoin impératif
d'être audible et de se dépasser dans la quête de cet objet commun et précieux qu'est la
recherche de vérité. Si l'objectif souterrain est d'autonomiser les enfants au-delà des
ateliers, il s'agit d'autonomiser leur engagement, leur éthique, leur faire. Pour cela,
il est nécessaire de les défaire d'une posture confinée à l'assistanat. L'animateur
propose aux enfants d'endosser des rôles qui garantissent le suivi des règles que le
groupe s'est fixé. Assumer ces rôles rappelle l'engagement à l'égard d'un jeu, qui avec
les enfants est toujours une affaire de sérieux. Pour que leur engagement soit plus
entier, il est préférable de proposer au groupe des discussions portant sur des
questions qu'ils ont formulées. Alors l'entraide pour une résolution du problème des
pairs est naturellement plus investie, sachant que ce problème rencontré existe à
l'échelle de l'humanité. Les discussions s'animent dans une sorte de contrat entre tous
dans lequel ce qui prime est le droit au doute, le droit de ne pas savoir, la mission
d'apprendre à (s') expliquer, le droit d'être surpris par soi et par les autres, le
droit d'être écouté et d'écouter. Il n'est d'ailleurs pas rare d'entendre un enfant dire
à un autre "je ne suis pas d'accord parce que tu n'as pas argumenté ta pensée et si tu
n'expliques pas, je ne peux pas comprendre". Il y a donc nécessité de faire confiance à
l'exigence spontanée qui se profile au fur et à mesure des séances, une exigence de
respect envers soi et les autres, une exigence de construction de la pensée collective
guidée par la répétition des questions de l'animateur qui les invite à argumenter,
conceptualiser et problématiser. C'est par cette récurrence que les enfants
s'approprient un savoir-philosopher. C'est par mimétisme qu'ils vont ensuite pouvoir
créer et recréer des discussions au-delà des ateliers. L'animateur doit sérieusement
jouer avec eux pour ensuite leur confier son rôle d'animateur.
L'animateur n'est pas dans la ruse, mais partage cette honnêteté intellectuelle des
enfants. Il vit quelque chose avec eux et non pas pour eux afin de les
aider à "se faire oeuvre d'eux-mêmes".
B) Créer des outils médiateurs pour, au-delà de l'espace-temps des ateliers
philo, les introduire dans les espaces-temps in vivo
Pour enclencher concrètement cet au-delà, l'animateur peut
positionner les enfants en créateur de dispositifs à philosopher. Ils sont invités à
confectionner des outils médiateurs de leur "savoir-philosopher", afin de le transmettre
à d'autres enfants, au-delà des ateliers guidés. A ce jour, différents outils
d'animation de discussions transférables dans la vie ont été créés par les enfants. La
première création consistait à inventer une marionnette du philosophe sur le modèle des
marionnettes balinaises. Certains enfants ont donné forme à une marionnette autoportrait
(couleur de peau, type de cheveux, vêtements, goûts) ; d'autres ont inventé un
avatar auquel ils aimeraient ressembler. Grâce à ces personnages munis d'une hotte à
questions et des cartes "critères de discussion", les enfants se sont testés en
animateurs face au groupe. Les premières questions que les enfants ont choisi de
discuter interrogeaient leur pratique philosophique : "A quoi servent les
Pourquoi ?", "A quoi ça sert de s'exprimer ?", "Pourquoi on ne peut pas vivre
sans règle ?", "Pourquoi on a besoin de philosopher ?". Le
philosophe-marionnette animé par l'enfant proposait des questions de relance, acceptait
les réponses, suscitait les réponses des autres pour tenter de repartir nourri de
plusieurs options. Une fois cette tentative exercée avec le groupe des philosophes, elle
a été réitérée parfois chaque soir en famille à l'heure du dîner à partir de questions
que le philosophe-animateur suggérait à son nouveau groupe de penseurs. Si certaines
familles ont autorisé ce dispositif, d'autres enfants ont pu jouer ce jeu de la
réflexion partagée avec leurs amis.
Un autre dispositif sous forme de jeu de plateau a été proposé à la création des
enfants. Il est calqué sur le jeu philo "Expédition sagesse" créé par l'association
ÉPhyscience et disponible en ligne gratuitement (https://ephiscience.org/jeu). Ainsi
les enfants ont créé un univers dans lequel le questionnement philosophique a aussi pu
être proposé au-delà des ateliers et où à chaque tour de jeu, le créateur apprend à
d'autres joueurs à s'autonomiser dans une pratique de la discussion. Maël 9 ans a par
exemple réalisé un décor de chasse au trésor. Il a formulé des questions méta relatives
à ce qu'il a appelé "la quête de vérité" : "A quoi ça sert de se perdre ?", "A
quoi ça sert d'être riche ?", "Faut-il toujours être intelligent ?", "Faut-il
toujours dire la vérité ?", "Qu'est-ce que chercher ?", "A quoi ça sert de
jouer ?". Ses personnages sont les reflets de personnages du quotidien : le
boulanger, l'oncle, l'enfant ... Les enfants ont ainsi pu initier d'autres enfants à
formuler des questions de nature philosophique pour poser leurs questions à d'autres -
adultes ou enfants -, de manière détournée, désaffectée.
C) L'occasion d'un confinement qui libère ou l'enfant-animateur sans objet
médiateur
Du 25 mars au 17 juin 2020, quelques conséquences de l'isolement collectif imposé ont
été déjouées par la mise en place de trois rendez-vous philo hebdomadaires en
visioconférences. Les enfants se sont rassemblés dans cette nouvelle aventure par un
bouche à oreille enflammé entre copains, familles ou voisins, venant d'ici ou de loin.
Le manque de relations avec autrui, avec ses pairs autant que le manque de nourriture
réflexive, ont décuplé l'appétit des enfants pour les retrouvailles philosophiques dans
cette période de désocialisation, comme une lutte pour sauver l'essentiel. L'objectif
était de s'imposer la qualité dans le distanciel, en rassemblant trois petites
communautés de maximum 9 enfants répartis en trois groupes différents. Les échanges
devaient conserver la nécessité habituelle de rassembler des enfants de toutes origines
sociales. L'association avec une structure d'aide à l'enfance a permis cela. Les enfants
découvraient pour certains le dispositif philo. La séance d'introduction classique "Mais
qu'est-ce que la philosophie ?" a été vécue comme un retour aux sources pour les
habitués. Les séances suivantes ont permis aux enfants de proposer leurs questions
majoritairement conceptualisantes (souvent sans rapport avec le contexte de crise). Pour
l'un des groupes, réuni sur 9 séances, les questions choisies ont été, dans l'ordre
d'apparition "Qu'est-ce que le rien ?", "L'homme est-il l'espèce la plus
intelligente ?" (sur 2 séances), "Qu'est-ce que l'instinct ?", "C'est quoi le
destin ?", "C'est quoi l'agressivité ?", "Quel est le sens de la vie ?",
"Peut-on avoir confiance en nos croyances ?". Les enfants (6 filles et 3 garçons)
ont entre 8 et 12 ans.
Pourquoi ce groupe ? Pourquoi avec ce groupe un nouveau dispositif d'animation
s'est-il mis en place ? L'âge favorisant une certaine maturité du collectif ?
La présence de cinq novices offrant la possibilité aux autres de se défaire
d'habitudes ? Est-ce le confort individuel d'une présence corporelle chez
soi ? Ou l'instabilité de la sensation d'ubiquité en étant aussi un peu chez
l'autre et nulle part à la fois ? La sensation d'exceptionnel induite par le
rassemblement pourtant interdit ? La confiance dans son
collectif ? Et autant de cumul d'autres facteurs qui, par un effet de cascade
inévitable, ont impulsé une nouvelle proposition aux enfants : devenir
animateur eux-mêmes de leurs discussions. Les quatre dernières séances ont
donc été animées par les enfants volontaires.
Un temps de préparation individuel a été proposé aux enfants en amont de leur
performance d'animateur à partir de la question qu'ils avaient choisies pour la proposer
comme une surprise au groupe. Cette étape de formation permettait de recentrer les
intentions de la discussion philo et son but de faire émerger une pensée du/par/pour le
collectif. L'animateur nouveau devait prendre conscience de sa posture : à la fois
partie prenante mais décalée face à une problématique pour trouver la manière de la
détricoter. Quel langage utiliser pour former les enfants aux enjeux et outils de la
philosophie ? La décision a été prise de faire confiance aux enfants et d'utiliser
le vocabulaire spécifique du philosopher : conceptualiser, argumenter,
problématiser. Ces termes sont souvent utilisés par l'adulte animateur, mais jusqu'où
sont-ils toujours intégrés par les enfants ? Leur formation individuelle a permis
de constater que ces vocables n'étaient déjà plus considérés comme des barbarismes, car
un simple rappel de leur sens a permis de constater qu'ils étaient déjà bien ancrés.
Nous reprenons des exemples d'autres discussions pour mieux identifier comment sont déjà
apparues ces habiletés de pensée. Il semble qu'ici nous travaillons à développer une
posture méta qui favorisera la compréhension des outils de la pensée en acte le jour J
et aidera l'enfant-animateur à intervenir pour guider les enfants à dérouler le fil de
la discussion. Cet état d'animateur les incite à intervenir sans donner leur propre avis
(comme le fait l'adulte), tout en faisant pourtant partie de sa communauté de recherche,
en étant à la fois observateur et acteur de la scène qui se joue devant et avec eux. Ce
silence de la pensée de l'animateur peut être frustrant pour
l'enfant qui doit pourtant se positionner dans la réflexion par son geste, qui consiste
à faire bondir et rebondir les pensées, les étirer, les tordre, les confronter à la
réalité, à la logique, à l'universel, à d'autres données que celles de l'évidence et des
préjugés. Ce qui se joue dans le temps de cette formation consiste à apprendre à penser
les différents modes d'apparition de la pensée. Finalement au jour de cet écrit, il me
semble voir une autre possibilité de cet art de la distance : être à la fois
présent tout en étant ailleurs au même instant. Comme le disait Mathieu (12 ans), "Il
est urgent de penser maintenant". Peut-être serait-il utile aujourd'hui de se rapprocher
des méthodes de formation des médecins urgentistes pour développer un savoir agir avec
justesse selon ce qui émerge à l'instant T de l'apparition de la pensée ? La
maïeutique n'est pas loin et questionne sincèrement cette capacité à une hyper présence
face à ce qui pointe pour le faire advenir dans les meilleures circonstances.
Dans le temps de leur formation, les enfants-animateurs réfléchissent eux-mêmes en
amont à la question qu'ils soumettent aux autres enfants pour anticiper les liens à
décortiquer tout en sachant que cette préparation préliminaire sera une base solide pour
mieux intervenir face à l'imprévisible apporté par le collectif. Peut-être faut-il ici
augmenter notre capacité à former les enfants à la maîtrise de l'improvisation à la
manière de l'acteur ?
L'animateur nouveau est également invité à faire une recherche de supports inducteurs
ou supports de relance en cours de discussion. Souvent il fait référence à des histoires
lues, à des films que sa communauté d'enfants peut connaître et qu'il faudra leur
raconter ou leur montrer en direct pour apporter des possibilités d'ouvertures nouvelles
au questionnement.
L'enfant-animateur se prépare à une vigilance de chaque instant notamment en se
disposant à la possibilité de l'incompréhension des uns ou des autres et doit donc
régulièrement proposer des pauses pour vérifier que la compréhension est commune à tous.
Il peut donc demander aux participants de reformuler ce qui a été dit, demander
directement si tout le monde a compris avant de poursuivre ses propositions de
développement. Cet enfant-là sait qu'il doit aider les autres à faire surgir des
problématiques à partir des incohérences, illogismes éventuels qu'il saura identifier,
nommer, tout en gardant en ligne de mire l'importance de la valorisation de
chacun.
L'enfant-animateur sait aussi qu'il peut compter sur les participants pour le soutenir
dans la tenue de sa performance d'équilibriste et que sa demande d'aide peut être
formulée clairement à son groupe. Cet échange limpide sur sa disposition, sa posture,
aide d'autant plus les uns et les autres à faire preuve d'empathie qui consolide
d'autant plus l'adhésion au collectif.
D) Le retour des enfants animateurs
L'expérience de l'animation directe a permis aux enfants de mieux comprendre et sentir
ce qu'ils vivaient en tant que participants en termes de recherches collectives
orales ; de fonctionnement de la pensée ; d'écoute ; d'objectifs du
philosopher ; de difficulté à s'accorder ou à se désaccorder.
Ce qui leur a semblé riche est l'acte d'écouter activement pour
entendre puis agir en parole sur la pensée à
l'instant même de son éclosion. C'est donc une spontanéité sans impulsivité, une
spontanéité vigilante qu'ils essayent de maintenir en constance.
Deux mois après cette expérience, une interview de trois enfants-animateurs, Malou,
Aïda et Manon, permet d'apprécier leur analyse.
- Pour expliquer leur envie de tenter l'animation : "J'ai eu
envie d'essayer parce que j'allais découvrir ce qui se passait derrière les
coulisses de la discussion philo" ; "J'avais envie de mettre le costume de
l'animatrice" ; "J'avais un peu peur que ça enlève un peu de la magie mais au
final ça n'enlève pas de magie parce que quand tu es animateur, tu te poses les
mêmes questions dans ta tête." ; "Pour moi c'était un grand défi, car j'ai tout
le temps des réponses à tout et je voulais aussi apprendre à donner des questions,
porter le masque de l'animatrice pour voir les difficultés et les
facilités.".
- Pour décrire leur écoute: "Je pouvais reformuler toute seule
sans un secrétaire, c'est comme si je m'aidais moi-même, je reformulais en plus
court car des fois les réponses sont longues, et ça m'apprenais à
reformuler." ; "Tout dépend de la qualité de ta performance, quand tu es
stressé, tu es bien concentré donc tu peux bien écouter et faire les
synthèses." ; "Pour moi poser les questions, c'était une prise de conscience et
c'était facile même si les silences étaient stressants" ; "J'ai douté parfois
en me disant "Est-ce que ma question va apporter quelque chose ? "Est-ce que la
question est trop dure ?"" ; "Pour moi les questions venaient toutes
seules. Le problème si on doute, c'est qu'on risque de se poser trop de questions et
on risque de ne plus écouter les autres. Pour moi il n'y a pas besoin du doute pour
l'animateur car il doit aider les participants à parler.".
- Pour décrire les qualités de l'animateur : "Pour moi les
qualités c'est de savoir écouter les autres, ne pas être trop timide, être malin
pour pouvoir faire réfléchir les autres. C'est aussi apporter de la joie pour donner
envie aux autres de participer. Et il faut poser des questions moins dures que les
questions des adultes, même si les questions faciles font moins évoluer" ; "Moi
je dirai qu'il faut apporter de la ponctuation pour que les participants ne
s'ennuient pas. Je crois que les questions faciles demandent aussi de réfléchir pour
apporter des réponses, donc c'est bien aussi."
- Pour décrire la qualité d'écoute et de participation des autres
enfants : "Je crois que le public d'enfant est plus attentif quand
c'est un animateur-enfant, parce qu'on apporte une onde enfantine qui fait qu'on
donne beaucoup, rien qu'avec notre voix. Ils sont plus attentifs, car c'est nouveau.
Ils sont plus concentrés, car les enfants parlent moins fort que les
adultes." ; "J'avais peur du silence, mais le silence est indispensable et en
même temps il peut dire qu'on s'ennuie, mais le silence permet aussi de mieux
réfléchir ; par contre c'est gênant le silence quand tu es animateur car tu
imagines que les participants croient que tu as perdu tes moyens".
- Pour décrire leur compétence d'improvisation et leur
méthode pour maîtriser les interactions: "J'avais des post-it, et quand
il y avait plein de mains levées, je notais les réponses et les questions au fur et
à mesure. C'était utile quand quelqu'un apportait autre chose." ; "C'est
l'apprentissage de l'aide : on trouve des tactiques dans l'instant qu'on ne
pensait pas trouver. Ça se fait tout seul. Et on se demande mais pourquoi j'ai
pris des post-it, pourquoi j'ai écrit ? On doute tout l'temps, c'est la vie, et
une vie sans question, ça serait pas une vie." ; "Oui il faut improviser car je
n'ai pas utilisé la fiche de questions qu'on avait préparées ; improviser c'est
faire sans savoir à l'avance. Je crois que pour improviser, il faut savoir bien
écouter car si la question que tu poses n'est pas en lien avec le sens de la
réponse, ça n'a pas de sens, il faut trouver du sens."
- Pour décrire l' intérêt d'avoir tenté l'animation : "L'animation
aide à mieux philosopher. Je crois que l'animation ça m'aide à être plus efficace
pour philosopher et maintenant je vais essayer de voir comment aider l'animateur à
mieux animer !" ; "J'aime beaucoup donner mon avis mais ça m'apprend à
écouter plus.".
Ces retours permettent à l'animateur adulte de prendre la mesure des besoins des
enfants qui parfois peuvent être oubliés (la hauteur de voix de l'adulte), de confirmer
les facultés réelles d'autonomie des enfants autant que leur besoin d'y avoir recours
régulièrement, d'inventer avec eux d'autres dispositifs afin de donner envie à d'autres
enfants de s'aventurer dans l'animation.
Une autre interview est à prévoir pour entendre le point de vue des enfants
participants sur le vécu de ces animations faites par les enfants eux-mêmes, afin de
provoquer un échange sur cet espace de création nouveau.
Conclusion
Aucune conclusion n'est encore pensable, car le projet débute et doit s'affiner par
d'autres expériences, par des objectifs nouveaux comme des nouveaux défis lancés aux
enfants pour affirmer leurs compétences en acquisition constante. L'adulte encadrant
pourra lui-même prendre la place de participant à part entière, car s'il est important
d'aider les enfants à s'organiser en communauté de recherche, il serait temps
d'envisager cette communauté sous l'angle intergénérationnel, à condition que l'adulte
accepte de devenir un interlocuteur valable.
Les références inspirantes sont (par ordre d'apparition alphabétique) :
Sébastien Charbonnier, Edwige Chirouter, Emanuele Coccia, Fernand Deligny, Johanna
Hawken, Janus Korczak, Valère Novarina, Chiara Pastorini, Johann Heinrich Pestalozzi,
Matthew Lipman, Michel Tozzi, et tous les enfants dont certaines oeuvres sont visibles
ici : Le canard des
enfants-philosophes - Accueil | Facebook
Ci-dessous un poster qui résume cette démarche.
Document (format PDF) : La philosophie animée par les enfants
eux-mêmes
Annexe
Retour des enfants-animateurs sur leur expérience
L'expérience de l'animation directe a permis aux enfants de mieux comprendre et sentir
ce qu'ils vivaient en tant que participants en termes de recherches collectives
orales ; en termes de fonctionnement de la pensée ; en termes d'écoute ;
en termes d'objectifs du philosopher ; en termes de difficulté à s'accorder ou à se
désaccorder.
Ce qui leur a semblé riche est l'acte d' écouter
activement pour entendre puis agir
en parole sur la pensée à l'instant même de son éclosion. C'est donc une
spontanéité sans impulsivité, une spontanéité vigilante qu'ils essayent de maintenir en
constance.
Deux mois après cette expérience, une interview de trois enfants-animateurs, Malou,
Aïda et Manon, permet d'apprécier leur analyse.
Pour expliquer leur envie de tenter l'animation :
"J'ai eu envie d'essayer parce que j'allais découvrir ce qui se passait derrière
les coulisses de la discussion philo" ; "J'avais envie de mettre le costume de
l'animatrice" ; "J'avais un peu peur que ça enlève un peu de la magie mais au
final ça n'enlève pas de magie parce que quand tu es animateur tu te poses les mêmes
questions dans ta tête." ; "Pour moi c'était un grand défi car j'ai tout le
temps des réponses à tout et je voulais aussi apprendre à donner des questions,
porter le masque de l'animatrice pour voir les difficultés et les
facilités.".
Pour décrire leur écoute :
"Je pouvais reformuler toute seule sans un secrétaire, c'est comme si je m'aidais
moi-même, je reformulais en plus court car des fois les réponses sont longues, et ça
m'apprenais à reformuler." ; "Tout dépend de la qualité de ta performance,
quand tu es stressé, tu es bien concentré donc tu peux bien écouter et faire les
synthèses." ; "Pour moi poser les questions c'était une prise de conscience et
c'était facile même si les silences étaient stressants." ; "J'ai douté parfois
en me disant "est-ce que ma question va apporter quelque chose ? "Est-ce que la
question est trop dure ?"" ; "Pour moi les questions venaient toutes
seules. Le problème si on doute, c'est qu'on risque de se poser trop de questions et
on risque de ne plus écouter les autres. Pour moi il n'y a pas besoin du doute pour
l'animateur car il doit aider les participants à parler.".
Pour décrire les qualités de l'animateur :
"Pour moi les qualités c'est de savoir écouter les autres, ne pas être trop
timide, être malin pour pouvoir faire réfléchir les autres. C'est aussi apporter de
la joie pour donner envie aux autres de participer. Et il faut poser des questions
moins dures que les questions des adultes, même si les questions faciles font moins
évoluer" ; "Moi je dirai qu'il faut apporter de la ponctuation pour que les
participants ne s'ennuient pas. Je crois que les questions faciles demandent aussi
de réfléchir pour apporter des réponses donc c'est bien aussi."
Pour décrire la qualité d'écoute et de participation des autres
enfants :
"Je crois que le public d'enfant est plus attentif quand c'est un
animateur-enfant, parce qu'on apporte une onde enfantine qui fait qu'on donne
beaucoup, rien qu'avec notre voix. Ils sont plus attentifs car c'est nouveau. Ils
sont plus concentrés car les enfants parlent moins fort que les adultes." ;
"J'avais peur du silence, mais le silence est indispensable et en même temps il peut
dire qu'on s'ennuie, mais le silence permet aussi de mieux réfléchir, par contre
c'est gênant le silence quand tu es animateur car tu imagines que les participants
croient que tu as perdu tes moyens.".
Pour décrire leur compétence d'improvisation et leur méthode pour maîtriser
les interactions :
"J'avais des post-it, et quand il y avait plein de mains levées, je notais les
réponses et les questions au fur et à mesure. C'était utile quand quelqu'un
apportait autre chose." ; "C'est l'apprentissage de l'aide : on trouve des
tactiques dans l'instant qu'on ne pensait pas trouver. Ça se fait tout seul. Et
on se demande mais pourquoi j'ai pris des post-it, pourquoi j'ai écrit ? On
doute tout l'temps, c'est la vie, et une vie sans question ça serait pas une
vie." ; "Oui il faut improviser car je n'ai pas utilisé la fiche de questions
qu'on avait préparées, improviser c'est faire sans savoir à l'avance. Je crois que
pour improviser il faut savoir bien écouter car si la question que tu poses n'est
pas en lien avec le sens de la réponse ça n'a pas de sens, il faut trouver du
sens."
Pour décrire l'intérêt d'avoir tenté l'animation :
"L'animation aide à mieux philosopher. Je crois que l'animation ça m'aide à être
plus efficace pour philosopher et maintenant je vais essayer de voir comment aider
l'animateur à mieux animer !" ; "J'aime beaucoup donner mon avis mais ça
m'apprend à écouter plus.".
Ces retours permettent à l'animateur adulte de prendre la mesure des besoins des
enfants qui parfois peuvent être oubliés (la hauteur de voix de l'adulte), de confirmer
les facultés réelles d'autonomie des enfants autant que leur besoin d'y avoir recours
régulièrement, d'inventer avec eux d'autres dispositifs afin de donner envie à d'autres
enfants de s'aventurer dans l'animation.
Une autre interview est à prévoir pour entendre le point de vue des enfants
participants sur le vécu de ces animations faites par les enfants eux-mêmes, afin de
provoquer un échange sur cet espace de création nouveau.
Conclusion
Aucune conclusion n'est encore pensable car le projet débute et doit s'affiner par
d'autres expériences, par des objectifs nouveaux comme des nouveaux défis lancés aux
enfants pour affirmer leurs compétences en acquisition constante. L'adulte encadrant
pourra lui-même prendre la place de participant à part entière car s'il est important
d'aider les enfants à s'organiser en communauté de recherches, il serait temps
d'envisager cette communauté sous l'angle intergénérationnel, à condition que l'adulte
accepte de devenir un interlocuteur valable.
Les références inspirantes sont (par ordre d'apparition alphabétique) :
Sébastien Charbonnier, Edwige Chirouter, Emanuele Coccia, Fernand Deligny, Johanna
Hawken, Janus Korczak, Valère Novarina, Chiara Pastorini, Johann Heinrich Pestalozzi,
Matthew Lipman, Michel Tozzi, et tous les enfants dont certaines oeuvres sont visibles
ici : Le canard des
enfants-philosophes - Accueil | Facebook
Diotime, n°87 (01/2021)