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Ecrire dans le cadre d'ateliers philosophiques avec des élèves de cycle 3. Le cas
de la problématisation
Olivier Blond-Rzewuski, enseignant à l'INSPE de l'Université de Nantes, doctorant (CREN)
I) Problématiser : un enjeu éducatif contemporain
La situation internationale du printemps 2020, avec la crise sanitaire provoquée par le
COVID-19 et la période d'incertitude politique, économique et sociale qui en a découlé,
confirme que nous vivons dans un monde hautement problématique (Fabre 2018) avec de surcroît,
en raison de la place centrale des réseaux sociaux pendant la période de confinement, le
triomphe du sentiment de "post-vérité"1 qui menace les fondements mêmes
de notre système éducatif : "Comment définir une démarche éducative qui puisse éviter les
écueils de la crédulité et de l'hypercriticisme ?" (Fabre 2019). Lutter contre toutes les
"formes de scléroses intellectuelles" passe par une véritable culture de la problématisation
(ibid.).
Pour reprendre les expressions de M. Fabre dans Éduquer pour un monde
problématique, le monde contemporain est un monde où les vérités n'apparaissent
plus comme des essences stables mais comme des noeuds de problèmes à résoudre car "ce qui [le]
caractérise [...] est le fait que rien n'y aille plus de soi, qu'aucune orientation n'y
apparaisse, à première vue du moins, plus légitime qu'une autre." (2011, p.8). De ce fait, un
travail de déconstruction / reconstruction est sans cesse nécessaire et grandir en raison est
un processus incessant de problématisation qui tire ses ressources de la démarche elle-même,
en articulant doutes et trouvailles provisoires. "Penser, désormais, relève de la recherche et
de l'invention plus que de l'explicitation d'un savoir déjà là." (Fabre 2009, 8). Cette
posture problématisante ne devra pas être confondue avec la "manie questionnante [...] qui
prétend à chaque instant tout mettre en question et qui confond bavardage et débat ou
controverse" (Fabre, 2009, 12). Il s'agira "d'éviter les postures symétriques du dogmatisme et
du relativisme, qui apparaissent comme deux maladies de notre postmodernité" (Fabre 2011,
p.10).
Enseigner à penser, c'est donc enseigner à poser, construire et résoudre des problèmes
(Fabre, 2009), et non imposer ou proposer de simples réponses à des questions que le maître a
lui-même posées. L'enseignant n'est pas celui qui pose ses questions mais celui qui accompagne
dans la formulation même des questions, dans le questionnement des questions et dans la
structuration par les élèves de réponses, toujours provisoires. Ces réponses n'auront de sens,
en tant que savoirs nouveaux, que rattachées aux problèmes qui les ont générées et aux
nouveaux problèmes qu'ils engendreront (Fabre 2011). L'enseignant est donc celui qui développe
"le désir du problème", pour reprendre les mots de Sébastien Charbonnier (2014),
caractéristique première d'une posture philosophique : en philosophie, le "désir de
savoir" est désir de questionner qui suppose donc un "érotisme des problèmes" (2014).
II) Problématiser en philosophie
Dans ce contexte, la pratique de la philosophie semble particulièrement adaptée. Elle
permet de s'engager explicitement dans le refus du dogmatisme et du relativisme en comprenant
ce qu'est une authentique culture de l'enquête (Dewey [1938]
1967) : "Le philosophe a cette particularité d'aimer les problèmes et de s'y confronter,
alors que la plupart des gens essayent au plus tôt de les contourner, de s'en débarrasser, de
les résoudre. Problématiser est un "geste philosophique", non naturel, mais réflexif, une
posture, un habitus à acquérir, une compétence à travailler". (Tozzi 2019b, sans numéro de
page)
La problématisation en philosophie, malgré ses spécificités, mais avec toute la rigueur et
la systématicité qui la caractérisent (Jeanmart, in Tozzi 2019a, chap. 3, p), et en ce qu'elle
tend à l'universalité, peut guider dans l'appréhension d'une authentique "pédagogie du
problème", pédagogie qui dépasse les travers de l'intégrisme et du relativisme par la
recherche de problématiques communes qui fondent un "universel modeste". Il s'agit d'une
pratique du doute méthodique, de type cartésien, de l'étonnement et de la zététique. En grec,
problema représente une pierre d'achoppement, rencontrée sur un chemin
et empêchant d'avancer. Problématiser serait donc formuler une problématique, c'est-à-dire
élaborer l'énoncé d'un problème. "Problématiser, c'est a) l'examen d'une question, b) par une
pensée articulant données et conditions du problème, dans un cadre déterminé, c) par une
pensée qui se surveille elle-même, d) dans une perspective heuristique" (Fabre, 2017, p. 18).
Il s'agit d'interroger les questions avant d'y répondre, dans le cadre de la quête de
l'universel (Connac 2018, III.).
Il s'agit donc d'une capacité à interroger le réel d'un point de vue éthique, esthétique,
épistémologique, politique ou existentiel ; à questionner les évidences, les opinions,
pour identifier les préjugés, sans pour autant tomber nécessairement dans le scepticisme ou le
relativisme ; à débusquer les présupposés d'une affirmation ou d'une question ; à
générer des apories ; à formuler des hypothèses, pouvant être soumises à la
critique.
III) La compétence à problématiser et les "critères de réussite" d'une "bonne
problématisation"
Pour travailler cette compétence, différentes entrées (ni chronologiques, ni
hiérarchisées) sont possibles et souhaitables, qui succèdent à la formulation d'une question
générique dite "à visée philosophique" :
- Adopter une posture philosophique, avoir une intentionnalité philosophique :
rendre problématique son rapport à la certitude ;
- Se poser des questions identifiées comme "philosophiques" ;
- Questionner la ou les questions dans leur formulation, travailler cette
formulation ;
- Chercher derrière une question un problème, un noeud, une aporie ;
- Identifier des possibles, formuler des hypothèses.
Et concernant la question générique, philosophique ou "à visée philosophique", différents
critères de recevabilité peuvent être listés au cycle 3 :
- La présence d'une formule interrogative ;
- que le champ des potentielles réponses soit philosophique, et non scientifique
("Comment fait-on les bébés ?"), juridique ("A-t-on le droit de rouler sans
permis ?"), littéraire ("Que va faire le héros de l'histoire ?"), etc. ; même
si l'on accepte la porosité de ces catégories ("Peut-on tuer ?" peut être et juridique
et philosophique...) ;
- qu'elle soit reconnue pour universelle, d'un point de vue diachronique et
synchronique ;
- que la question soit ouverte, dont la réponse n'est pas immédiate, autrement dit
qu'elle soit "discutable".
Concernant ce dernier critère, la "discutabilité" de la question peut elle-même être
établie selon trois caractéristiques :
- qu'elle soit sans présupposés : critique;
- qu'elle mène à une pluralité de réponses possibles :
complexe;
- qu'elle soit originale et/ou authentique :
créative.
IV) Expérimentation au cycle 3
A) Contexte et participants
Notre recherche doctorale, consacrée à la didactique de l'écriture philosophique, baptisée
Phil2éc (Philosophie à l'école et écriture) s'inscrit dans une perspective
collaborative (Morrissette, 2013). Il s'agit d'une collaboration de deux
ans, entre un groupe d'enseignants d'école élémentaire et de collège (4 enseignants de classes
de CM1/CM2 et 1 enseignante de 6ème) et le doctorant, dans laquelle chaque partie est actrice.
Un programme d'intervention est co-élaboré à la lumière des apports de la didactique de la
philosophie, de la didactique de l'écriture et en intervention pédagogique. Ce programme est
expérimenté dans des classes de cycle 3 et amené à évoluer grâce à l'analyse des données
collectées (corpus de productions écrites des élèves, séances d'ateliers de philosophie en
classe filmées et retranscrites, entretiens avec les élèves retranscrits) au cours de
séminaires. Cette analyse sera enrichie par celle des verbatims des réunions de travail avec
l'équipe d'enseignants engagés dans la recherche, des traces des différents moments de
collaboration, d'entretiens de co-explicitation retranscrits ou de confrontations croisées
(Vannier 2012, Vinatier 2010).
En amont, dans le cadre d'une phase exploratoire, des ateliers de
philosophie privilégiant des pratiques écrites ont été coconstruits et mis en place en
2019/2020, auprès d'une classe de CM1/CM2 située en zone rurale. L'amplitude d'intervention
fut de 6 mois (1ère, 2ème et 3ème périodes scolaires), en 3 séquences de 3 à 4 séances (10
séances au total). L'enseignante n'étant pas acculturée à la philosophie pour enfants,
c'est le chercheur qui a mené les séances, élaborées par ses soins.
La classe a été choisie pour son hétérogénéité au niveau de la compétence des élèves à
rédiger, ce qui a permis d'apercevoir les possibilités d'une étude de cas contrastés. Les
élèves étaient issus de catégories socio-économiques hétérogènes. La cohorte était qualifiée
par l'enseignante d'une "grande hétérogénéité dans les résultats scolaires", d'un "niveau
scolaire globalement fragile" (ce jugement étant fondé sur les résultats aux évaluations
nationales), plusieurs élèves bénéficiant d'un programme personnalisé de réussite éducative
(PPRE), certains suivis par le réseau d'aide (RASED), avec un grand contraste d'implication
dans les tâches scolaires et un rapport à l'écrit globalement difficile.
Une forme d'inhibition par rapport aux tâches d'écriture a d'ailleurs été rapidement
constatée, dès les premières séances, de nombreux élèves ayant de la peine à passer à l'écrit,
voire même refusant d'écrire, ce qui a pu se révéler déstabilisant pour le chercheur comme
pour l'enseignante, la volonté affichée étant pourtant de les reconnaitre explicitement comme
"sujets-écrivant" (en les reconnaissant comme des "interlocuteurs valables"), de les inscrire
dans un projet qui soit le leur, de valoriser toutes les tentatives et d'apporter des
situations inductrices facilitatrices. Afin de les "désinhiber", il a été rapidement décidé de
leur proposer d'apposer une pastille verte sur leur cahier de philosophie s'ils acceptaient
d'être lus, une pastille rouge dans le cas contraire. A notre grande surprise, la
quasi-totalité des élèves ont apposé une pastille rouge et se sont alors mis à écrire... Ce
qui est une donnée non négligeable pour notre recherche et conforte le postulat que l'élève
doit être libéré dans et par l'acte d'écriture en déscolarisant/re-skholarisant l'écriture à
l'école2.
B) Méthodologie
Les séquences font ici l'objet d'une analyse qualitative. Il s'agit de
faire ressortir la capacité des élèves à formuler des questions à visée philosophique et à
problématiser de telles questions.
L'analyse proposée est fondée sur deux types de matériaux : les collectes au tableau
des questions produites, oralisées par leurs auteurs ; et les verbatims des séances,
comportant parfois la justification par l'auteur de sa proposition de question, toujours les
réactions des autres élèves et l'étayage de l'animateur (le chercheur). Chaque élève disposait
d'un cahier de philosophie, mais comme expliqué plus haut, la majorité n'a pas souhaité le
rendre accessible aux enseignants.
C) Dispositif analysé
Nous ne nous attarderons que sur les moments concernant les phases de problématisation.
Les modules ont évolué en fonction des résultats obtenus.
Lors d'un premier module composé de 4 séances, les élèves ont choisi de
travailler sur le thème de la liberté.
1/ Le protocole initial qui leur a été soumis est celui décrit dans un
précédent article (Blond-Rzewuski 2019) : à partir d'un support inducteur dont la
compréhension a été vérifiée (ici le court métrage : The Black hole
3, il a été demandé aux élèves de lister individuellement
les thèmes de discussion possibles suggérés par l'histoire ("les mots pour débattre à partir
de ce film") et, suite à une mise en commun au tableau, de voter pour le thème qui leur
semblait le plus emblématique et le plus problématique (pour lequel ils se posaient des
questions). Ensuite, il leur a été demandé d'écrire individuellement : "toutes les
questions que tu te poses ou que l'on peut se poser sur [la liberté], en tant qu'humain". Tous
les élèves sont parvenus à rédiger a minima une question, la moyenne
étant de deux. L'inhibition était déjà palpable, certains ayant besoin de dicter leurs idées à
l'adulte.
Les questions ont ensuite été listées au tableau, en éliminant au fur et à mesure les
redondances et en opérant des rapprochements (proximité). Les élèves ont été systématiquement
invités à expliciter chaque question, à chercher "en quoi elle pose un problème". Si
nécessaire, un travail collectif de reformulation et de questionnement des questions a été
effectué, l'animateur provoquant ce questionnement :
- soit pour expliciter une question ambigüe ou non comprise de tous (par exemple, "Est-ce
qu'on est obligé d'être libre ?" est devenu "Doit-on vouloir être
libres ?") ;
- soit pour évacuer un présupposé ou une doxa sous-jacente ("Pourquoi la liberté c'est de
ne rien faire ?", qui sous-entend que la liberté c'est forcément de ne rien faire, est
devenu "Est-ce que la liberté c'est de ne rien faire ?") ;
- soit tout simplement pour obtenir une forme interrogative syntaxiquement correcte ("On
est libre de voler ?" est devenu "Est-on libre de voler ?").
L'élève auteur de la question était en droit de refuser la formulation collectivement
proposée. Etant donné qu'il s'agissait d'une première séance, certaines questions peut-être
philosophiquement imprécises ou confuses ont été validées.
Voici la collecte obtenue :
Questions obtenues lors de la première séance du premier module
Qu'est-ce que la liberté ? Qu'est-ce qui fait qu'on est
libre ?
Est-ce que la liberté c'est de ne rien faire ? C'est de faire ce que l'on
veut ?
Est-ce que la liberté est partout ? Est-ce qu'il y a des moments où on est
libre ?
Est-ce qu'on utilise sa liberté ?
Doit-on vouloir être libres ? Qui y a-t-il de bien dans la
liberté ?
A quoi ça sert de faire ce que l'on veut ?
A quoi ça sert de désobéir ?
A quoi sert la liberté si on a des interdictions ?
Pourquoi choisir ?
Est-ce que la liberté est un droit ?
Est-ce que la liberté c'est le droit des hommes et des femmes ?
Pourquoi les pauvres n'ont pas la même liberté que nous ?
Pourquoi les migrants n'ont pas la liberté ici ?
Pourquoi on n'a pas la liberté de faire ce que l'on veut ? Pourquoi on n'a
pas le droit de tout faire ?
Pourquoi y a-t-il des règles dans la vie ? Est-on obligé de respecter les
règles ?
Pourquoi est-on obligé de travailler ?
D'où vient la loi ?
Devons-nous faire la loi ?
Est-on libre de voler ?
Il est remarquable de voir la qualité de ce premier recueil, dans une classe qui n'a
jamais pratiqué d'ateliers philosophiques. Toutes ces questions sont bien d'ordre
philosophique (au sens défini précédemment) et un large spectre de thématique est
abordé : anthropologique, éthique, politique, existentiel... : remise en question de
l'évidence qu'"être libre c'est faire ce que l'on veut" ; formulation du problème
cartésien de l'embarras du choix ou liberté d'indifférence (IVème Méditation
métaphysique) : "Pourquoi choisir ?" ; remise en question du désir
même de la liberté ("Doit-on vouloir être libre ?") ; recherche généalogique des
origines du contrat social ("D'où vient la loi ?"). Nous faisons l'hypothèse que la
notion en elle-même a facilité la tâche, le concept de liberté étant propice à une
interrogation d'ordre philosophique.
Les élèves sont repartis chez eux avec cette liste dactylographiée par nos soins, avec
tâche d'y réfléchir, d'en discuter en famille ou entre amis. Cette séance devait être
"génératrice" des suivantes : il nous semblait avoir ainsi construit de façon pertinente
et efficace les attendus d'une posture de problématisation en philosophie.
2/ Lors de l'atelier suivant, une discussion à visée démocratique et
philosophique (DVDP), selon la méthodologie proposée par Michel Tozzi (2006), a été organisée
à partir de ces questions, précédée et suivie d'une séance d'écriture individuelle (10 minutes
avant, 10 minutes après) autour d'un triptyque de consignes :
- Je suis libre parce que... / Je ne suis pas libre parce que... ;
- Ce qui me plait dans la liberté c'est... / Ce qui me déplaît dans la liberté
c'est... ;
- Je choisis une des questions de la liste élaborée lors de la dernière séance et je
formule une réponse en 3 ou 4 phrases.
Si nous avons pu constater l'enrôlement dans la tâche d'écriture avant discussion, il
s'est révélé beaucoup plus fragile après discussion, notre erreur ayant sans doute été de
proposer une tâche d'épaississement par correction et ajout plutôt que par réécriture complète
(Bucheton 2014). Puis, malgré la commande ("ajoutez à vos textes ce que vous avez appris de la
discussion, de nouvelles idées, de nouveaux arguments"), la motivation était trop extrinsèque
(commande de l'enseignant, mais à quelle fin ?) ...
3/ Ce sont les traces obtenues par le travail des deux secrétaires,
nommés pour "prendre note de ce qui se dit pendant la discussion", qui ont permis de
construire la troisième séance, très "technique" : il s'agissait d'améliorer
collectivement leur compte-rendu en articulant les phrases avec des connecteurs logiques, les
deux écrits étant des juxtapositions de propositions sans liens entre elles. Cette séance,
plébiscitée par l'enseignante, s'est révélée la plus difficile et la plus "scolaire" du
module.
4/ Enfin, la quatrième et dernière séance fut consacrée à la lecture, au
débat d'interprétation littéraire, à un exercice d'écriture et à une discussion autour de la
fable Le loup et le chien de Jean de La Fontaine : nourriture
littéraire au service de l'approfondissement de la réflexion philosophique (Chirouter 2008),
il s'agissait d'écrire puis de débattre (sous forme de controverse) sur le fait d'être plutôt
"chien" (privilégier la sécurité à la liberté) ou plutôt "loup" (privilégier la liberté à la
sécurité). Les écrits n'ont pu être consultés...
Forts de ce premier module particulièrement "réussi" aux yeux de l'enseignante et
constituant une belle "initiation" à ce que pouvait être un "questionnement à visée
philosophique" et une "problématisation de la question de la liberté", nous avons voulu
vérifier les transferts opérables et pour cela proposé en période suivante un second
module en partant cette fois ci du mythe de Gygès (tiré de
La République de Platon4. Le thème retenu par la
classe fut celui des interdits.
1/ Le protocole initial, semblable à celui décrit en début de module 1,
s'inspire des travaux d'Edwige Chirouter (2018) : l'histoire de Gygès fut contée aux
élèves en omettant la chute ; il leur fut demandé de répondre individuellement par écrit
à deux questions : a. Que va faire le héros d'après vous ? ; b. Et vous, que
feriez-vous à sa place ? "Gygès se trouve en possession du pouvoir d'invisibilité grâce à
un anneau magique. Que feriez-vous si vous aviez ce pouvoir ?". Après la phase de
recherche individuelle, les élèves ont comparé leurs réponses par petits groupes, puis une
mise en commun a été effectuée. Des transgressions d'interdits ont principalement été listées
(nous avons d'ailleurs obtenu les catégories présentées par Edwige Chirouter dans son article
- Ibid.).

Trace au tableau de ce que ferait l'élève de la bague
d'invisibilité
Puis, il a été demandé aux élèves (comme en module 1) de proposer un thème propice à la
discussion philosophique. Le thème retenu collectivement fut (sans trop de surprise) celui des
interdits.
Il fut alors demandé aux élèves, comme ils avaient appris à le faire en module 1, d'écrire
toutes les questions "à visée philosophique" qu'ils se posaient ou que l'on pouvait se poser
sur ce thème. Plus de 4 questions par élève furent obtenues : la motivation était grande
! Mais cette fois ci, la mise en commun ne fit pas l'objet d'une discussion collective :
nous faisions le pari d'un "transfert" des compétences construites lors de la première
séquence. Or, ce transfert ne fut pas au rendez-vous... Voici un extrait de 14 questions
représentatives des 78 collectées, classées en cinq catégories et numérotées pour
l'analyse :
Q1. Est-ce que nous avons le droit de sortir d'un magasin sans
payer ?
Q2. Est-ce qu'on a le droit de parler mal à la maîtresse ?
Q3. Avons-nous le droit de tricher en regardant le cahier de la maîtresse avec
toutes les réponses ?
Q4. Pourquoi on n'a pas le droit de mettre la musique à fond pendant les
cours ?
Q5. Pourquoi on n'a pas le droit de s'évader de l'école et de la faire
sauter ?
Q6. Pourquoi on n'a pas le droit de faire exploser les
stations-essence ?
Q7. Pourquoi certaines places de parking sont interdites ?
Q8. Pourquoi l'hôpital est cher ?
Q9. Pourquoi les agriculteurs brûlent la forêt d'Amazonie ?
Q10. Pourquoi c'est interdit les bêtises ?
Q11. Pourquoi on est obligé de payer ce qui est payant ?
Q12. Pourquoi nous, les enfants, on n'a pas le droit de faire comme les
parents ?
Q13. Pourquoi il y a des choses interdites alors que ce n'est pas
dangereux ?
Q14. Est-ce que les personnes sont interdites d'être elles-mêmes ? Par
exemple, elles veulent faire n'importe quoi, mais c'est interdit même si être elles-mêmes
c'est faire n'importe quoi.
Selon les critères de problématisation proposés plus haut, et en comparaison avec le
premier corpus obtenu sur la liberté, la "philosophicité" de la majorité de ces questions
semble fragile (hormis les 3 dernières, Q12 à Q14), ce bien entendu hors contexte (est-il donc
pertinent de juger de la philosophicité d'un écrit en dehors des intentions de l'auteur ou
hors contexte d'énonciation ?) :
- La première catégorie de questions (de type Q1 à Q3) pose problème en
ce qu'elles ne semblent pas répondre à deux critères : d'une part elles ne sont que
très peu problématiques en soi ( stricto sensu elles ne semblent pas
inviter à la discussion et offrir d'office une réponse définitive) ; d'autre part elles
paraissent ne pas relever du champ philosophique mais plutôt de celui du droit ou de la loi.
Concernant la Q2 par exemple, il est certain que l'on n'a pas "le droit" de parler mal à la
maîtresse ; par contre il pourrait être intéressant philosophiquement de s'interroger
sur le pourquoi de cet interdit ou le "faut-il ne jamais", c'est-à-dire la possible
légitimité d'une transgression.
- La seconde catégorie (de type Q4 à Q6) semble relever du bon sens ou
de la loi. Ces questions nécessiteraient d'être reformulées ou précisées, contextualisées,
déclinées. Pour la Q4, les élèves vont répondre assez rapidement "pour ne pas déranger le
travail des autres" ... Les Q5 et Q6 ne relèvent-t-elles pas d'une certaine forme de
provocation ? A moins que les questions sous-jacentes soient d'une part celle de
l'intérêt même de l'école et donc de la possibilité d'une société sans école, ou de la
violence de l'école et donc de la violence légitime à l'égard de l'école ; enfin de la
question du réchauffement climatique et d'une possible violence légitime lorsque la planète
est mise en péril ? Mais les formulations proposées sont éloignées de l'expression de
telles problématiques...
- Les questions de la troisième catégorie (de type Q7 à Q9) peuvent
être prises pour de simples questions factuelles : nos connaissances (des faits,
historiques, économiques, sociologiques, scientifiques) permettent d'y répondre. Elles
posent aussi le problème de la congruence ou pas des questions dites "à visée philosophique"
(QVP) avec les questions dites "socialement vives" (QSV), interrogeant les critères
d'universalité synchronique et diachronique des problèmes philosophiques...
- La quatrième catégorie (questions de type Q10 et Q11) semble renvoyer
à la tautologie ou au truisme. Il semblerait que la définition même du mot permette de
répondre à la question : une bêtise n'est-t-elle pas par définition une transgression
d'interdit et ce qui est payant ne doit-il pas forcément être... payé ?
- La cinquième catégorie de questions (de type Q12 à Q14) regroupe
celles dont la philosophicité semble aller de soi : questions éthiques, politiques,
existentielles... La Q14 est d'ailleurs d'une puissance philosophique assez extraordinaire,
problématisant de façon subtile les concepts d'identité et d'authenticité.
2/ Ce corpus nous a finalement semblé particulièrement intéressant pour
travailler avec les élèves la problématisation en général et la problématisation philosophique
en particulier. Son analyse a donc fait l'objet de la seconde séance.
Un premier temps fut consacré à la question : "Qu'est-ce qu'une
question philosophique selon vous ?". Collectivement, selon un procédé de questionnement
socratique (maïeutique), les élèves sont parvenus à énoncer les critères suivants :
"C'est une question que posent beaucoup d'humains ; c'est une question discutable :
on peut ne pas être d'accord entre nous, on va débattre ; c'est une question à laquelle
ne répond pas la science, la justice, l'Histoire" (trace écrite obtenue au tableau). Cette
définition est certes incomplète mais constitue une base de départ intéressante. Elle sera
amenée à évoluer.
Dans un second temps, il fut demandé aux élèves de classer collectivement
une série de questions dans le tableau suivant :
La science | La loi | La littérature | La philosophie |
---|
Questions scientifiques | Questions juridiques | Questions de compréhension et d'interprétation | Questions philosophiques |
| | | |
- La terre tourne-t-elle autour du soleil ? (Science)
- Doit-on s'arrêter au feu rouge en voiture ? (Loi)
- Où se rend le héros de l'histoire ? (Littérature)
- Peut-on ne jamais mentir ? (Philosophie)
- Quelle différence y a-t-il entre un copain et un ami ? (Philosophie)
Ce tableau est tout à fait discutable en soi : entre autres parce qu'incomplet (quid
des questions de fait ou historiques par exemple ?) et "cloisonnant" (une question
d'interprétation ne peut-elle être philosophique ? La question "Peut-on tuer ?"
n'est-elle pas et juridique - légalement pour un citoyen lambda non
- et philosophique - question de la violence légitime, de la condition
animale, etc. ?). Mais justement, il est prétexte en lui-même à questionnement et ne
constitue qu'une amorce à la réflexion. Cependant, cet exercice n'a posé aucune difficulté,
les élèves ayant trouvé le classement "évident", les questions proposées n'amenant d'ailleurs
aucune ambiguïté. Il s'agissait de s'approprier ces catégories pour mieux les mettre à épreuve
dans les phases suivantes.
Un troisième temps fut donc consacré à l'examen des questions produites
sur les interdits : à l'aide d'un diaporama, les propositions furent soumises à examen
critique collectif par catégorie (Q1 à Q3 affichées ensemble et interrogées ; puis Q4 à
Q6 ; etc.). A chaque fois la consigne était : "Voici des questions que vous avez
produites sur les interdits. Qu'en pensez-vous ?". Chaque diapositive, chaque catégorie,
a donné lieu à une discussion collective particulièrement fructueuse. De nombreux critères de
problématisation philosophique ont été explorés : la question, dans son contexte,
est-elle source de divergences ? N'est-t-elle pas tautologique ? Ou simplement
factuelle ? Ne nécessite-t-elle pas des connaissances préalables ? N'est-elle pas
tout simplement du ressort d'une discipline autre que la philosophie (le droit, la
science) ? L'élève pense-t-il sa question (critère d'authenticité, de créativité, de
pensée conséquente) ? etc. D'ailleurs, le climat de bienveillance et de liberté de parole
qui régnait, ainsi que la présence d'humour et la convergence d'avis de l'ensemble de la
communauté de recherche semblaient confirmer que les Q4 à Q6 relevaient bien de la
provocation... La richesse des échanges, les hésitations et désaccords concernant les Q7 à Q11
indiquent la complexité de l'exercice et son intérêt : les élèves confrontés à ces
obstacles construisaient bien le concept de "problématique" ...
Un quatrième temps fut consacré à l'analyse individuelle de 9 nouvelles
questions, également produites par des élèves lors de la première séance :
Q15. Est-ce que c'est obligé d'aller à l'école ?
Q16. Pourquoi le trafic de drogues est interdit ?
Q17. Qu'est-ce qui peut nous pousser à faire des bêtises ?
Q18. Peut-on sauver la nature ?
Q19. Pourquoi il n'y a pas le droit de se venger en frappant ?
Q20. Pourquoi les Hommes mettent des déchets dans les océans ?
Q21. Est-ce qu'on peut supprimer les élections
présidentielles ?
Q22. Parfois, faut-il savoir désobéir aux interdits ?
Q23. Pouvons-nous tuer certains pollueurs et tueurs
d'animaux ?
La consigne était : "Barre les questions qui pour toi ne sont pas philosophiques et
entoure celles qui pour toi le sont. Justifie à chaque fois ta réponse et si nécessaire
propose une nouvelle formulation". Puis, un échange par groupes de quatre a permis de
confronter les avis. Bien entendu, il a été explicité aux élèves qu'il n'y avait pas "une"
bonne réponse mais que tout résidait dans l'explicitation des raisons du choix et dans les
propositions de reformulation. Majoritairement, les Q17, Q19 et Q22 ont été reconnues comme
"philosophiques", telles quelles ; les Q21 et Q23 ont fait l'objet d'une
contextualisation et ont alors été reconnues comme potentiellement philosophiques, mais leur
lien avec le thème des interdits a été remis en question ; les Q15, Q16, Q18 et Q20 ont
été évacuées dans leur forme (questions de droit, de science, de connaissance), avec
proposition de reformulation pour les rendre philosophiques (Peut-on se passer de
l'école ? ; Pourquoi ne pas laisser les gens libres de se droguer ? ;
etc.).
Riches des expériences précédentes, nous avons alors décidé d'établir un nouveau
protocole, spécifiquement dédié à la problématisation, en tenant compte des erreurs
et réussites précédentes. En partant de l'album Yakouba, le thème retenu
a été le courage.
1/ Lors de la première séance, une expérience de pensée issue de la
lecture de la première partie de l'album a tout d'abord été menée (Chirouter, 2013) :
Yakouba, l'enfant-héros de l'histoire, doit chasser et rapporter un lion mort au village pour
prouver son courage et devenir un guerrier. Or, il se retrouve face à un lion blessé, facile à
tuer. Tel est le dilemme : soit Yakouba le tue sans honneur et passe pour courageux, soit
il lui laisse la vie sauve et sera banni... Il a été demandé aux élèves de trouver au moins
trois arguments pour ne pas tuer le lion et trois arguments pour tuer le lion. Les élèves ont
tout d'abord écrit leurs propositions individuellement, puis échangé par petits groupes avant
une mise en commun au tableau.

Trace au tableau de la mise en commun du dilemme de Yakouba
Puis après lecture de la fin de l'album, il a été demandé comme pour les précédents
modules de faire émerger les potentiels thèmes de discussion à partir du support et de voter
pour l'un d'entre eux. Ce fut donc (une fois de plus sans trop de surprises) le thème du
courage qui fut retenu.
Mais cette fois ci nous n'avons pas immédiatement demandé aux élèves de produire des
questions. Nous leur avons soumis deux exercices préalables, tous les deux relevant de la
compétence interprétative.
Pour le premier exercice : il s'agissait, individuellement puis
collectivement, de trouver (dans l'ordre souhaité et sous forme de diagramme) :
- des images du courage ("Si le courage était un animal, ce
serait... ; Si c'était un objet, ce serait...") ;
- des exemples et contre exemples de personnages
courageux, tirés de la littérature, du cinéma, de la musique, de l'expérience, ... ("Des
personnages dans la vie, dans les livres, les films, ... des actions") ;
- des expressions ou aphorismes, à inventer : "Le courage c'est
comme... L'homme courageux n'est pas... Le courageux est celui qui... Le vrai courage est
de..." ;
- des mots amis et des mots ennemis.

Feuille A3 remise aux élèves"
Nous l'appellerons ici le " diagramme interprétatif ".
Si la phase individuelle s'est révélée complexe concernant la recherche de
synonymes/antonymes et d'expressions ou aphorismes, elle a été particulièrement nourrie
d'exemples/contre-exemples et d'images.

Mise en commun
La compétence traitée était alors bien interprétative en ce sens qu'il ne s'agissait pas
d'argumenter (défendre) ses choix mais de les justifier (expliciter), pour distinguer une
pluralité de sens, de lectures possibles, du concept de courage. Ainsi, lorsqu'un élève a
proposé comme synonyme "la confiance en soi" et comme contraire "la peur", il n'a pas été
question de le réfuter, mais plutôt de constituer un matériau de représentations pour nourrir
la future problématisation. Il s'agissait d'adopter une approche culturelle du
philosopher (Galichet 2019, p.49) : "C'est-à-dire une démarche qui part
délibérément d'oeuvres ou de situations historiquement et socialement situées - tableaux,
poèmes, textes littéraires, voire tout simplement articles de journaux ou témoignages. On ne
cherche plus à les dépasser le plus vite possible vers la question universelle dont ils ne
seraient que l'occasion première. On s'attache au contraire à y demeurer ; on les
considère comme des objets à interpréter, c'est-à-dire à lire, au plein sens de ce mot. Ce qui
signifie : en dégager le sens, ou plutôt la pluralité des sens, les ambiguïtés, les
valeurs qui les sous-tendent, les croyances qu'ils expriment
(Ibid.).
Ici, le courage apparait sous différentes formes, renvoyant à différentes
conceptions : il n'est pas anodin, chez des enfants, que l'image soit animale, avec cette
confrontation du sauvage et du domestiqué ; de même il est intéressant de voir que les
références culturelles vont de Harry Potter à Grand Corps Malade en passant par
Dragon Ball et Jumanji... C'est sur la recherche de
contre-exemples que les élèves ont fait part de leurs plus grandes divergences : le
féminin, le traître, le perdant, le peureux (l'escargot qui rentre sa tête dès qu'on le
touche), le mauvais joueur...
2/ Pour poursuivre cette réflexion et enrichir les conceptions, il a été
proposé aux élèves un second exercice de photolangage (inspiré des
propositions du numéro 32 de la revue Phileas et Autobule), composé de
grands personnages historiques réputés pour leur courage : Galilée (le courage de penser
autrement), des mutins de la Première Guerre mondiale et des soldats qui ont débarqué en
Normandie (héroïsme de guerre), Martin Luther King (la solidarité face au racisme), Gandhi (la
non-violence) et l'Homme de Tian'anmen (la justice face aux dictatures).
Le protocole suivi fut celui proposé par François Galichet : après une phase de
contextualisation des photos (Que voit-on ? D'où vient l'image ? Que
représente-t-elle ? Explicitation des contextes historiques), il a été demandé à chaque
élève de choisir celle qui correspondait le mieux à l'idée qu'il se faisait du courage. Le
tour de table a permis à chacun de se positionner et d'exposer sa lecture du concept. Les
idées furent notées au tableau, puis une discussion a permis de comparer ces représentations.
Ce n'était pas la vérité qui était visée, mais bien l'expression des subjectivités
"universalisantes". Il n'était pas tant attendu de l'argumentation et de la conceptualisation
que de l'interprétation, par l'observation, l'analyse et le déchiffrement ; par la prise
de conscience de la polysémie de la notion de courage ; par l'expression d'ambiguïtés
(Galichet 2019).
Florilège de propos d'élèves : "Les soldats du débarquement avaient du courage parce
qu'ils savaient qu'ils allaient mourir, ils avaient peur, mais ils y allaient quand même et se
battaient", versus "c'est nous qui disons qu'ils étaient courageux, eux ils ne le savaient
pas" ; "Le plus courageux c'est celui qui ne pense pas comme les autres", versus "Galilée
ce n'est pas vraiment du courage parce qu'il n'a rien fait [il n'a pas agi] et en plus il a
renoncé" ; "C'est fort le courage, parce que tu ne t'arrêtes pas, tu ne réfléchis plus,
comme cet homme devant les chars", versus "Le courage c'est de ne pas prendre de risques qui
servent à rien" ; etc. Ces propositions mettent en exergue l'importance des
intentions (Galichet 2019), le rapport du courage à la conscience ou l'inconscience
à la liberté ou la contrainte, à l'action ou l'inaction, à la réaction ou la réflexion, à la
peur ou la témérité, etc. Tout ce matériau interprétatif devait permettre de formuler des
questions philosophiques "pertinentes".
3/ Ainsi, lors de la troisième et dernière séance, les
élèves ont dû écrire individuellement des "problèmes philosophiques" sur le courage, exercice
pratiqué pour la troisième fois. Ils avaient à leur disposition : l'expérience de pensée
sur Yakouba et le diagramme interprétatif (séance 1), ainsi que le
photolangage avec les différentes propositions de la classe (séance 2). Tous ont produit entre
3 et 4 questions. Après mise en commun, voici le corpus obtenu :
Q1. Est-on tous courageux ? Y a-t-il des personnes qui n'ont pas de
courage ?
Q2. Si quelqu'un n'a pas de courage, pourquoi ?
Q3. Comment peut-on devenir courageux ?
Q4. Vais-je réussir dans la vie ?
Q5. Faut-il avoir du courage à tout moment ?
Q6. Est-ce que pour prouver son courage il faut se mettre en danger ?
Q7. Le courage, est-ce n'avoir peur de rien ?
Q8. Est-ce que le courage c'est d'avoir confiance en soi ?
Q9. Est-il courageux de mourir volontairement ?
Q10. Pour être courageux, faut-il faire de grandes choses ?
Q11. Est-ce que la force fait le courage ? Est-ce qu'être le plus fort
c'est être le plus courageux ?
Q12. Est-il courageux de faire la guerre ?
Q13. Est- ce que pour être courageux il faut prouver que l'on a
raison ?
Q14. Est-ce que le courage c'est de savoir dire stop ?
Q15. Est-ce que le courage c'est d'affronter la loi ?
Q16. Peut-on avoir du courage seulement pour des choses bien ?
Q17. Pourquoi aller jusqu'au bout de ses idées ?
Q18. A quoi sert le courage ?
Q19. Le courage fait-il l'union ?
Cette liste est exhaustive, les propositions des élèves, examinées collectivement au
filtre des marqueurs retenus lors de la séance précédente, ayant toutes été retenues (en
omettant celles qui étaient redondantes). Prises hors contexte, certaines, ambiguës,
nécessitèrent d'être explicitées. A l'exemple de la Q4 : s'agit-il de prédire l'avenir ou
de se questionner sur ce qu'est la réussite ? Des conditions de la réussite ? Et
dans ce cas quel lien avec le courage ?
L'évolution par rapport au précédent corpus et les références implicites ou explicites aux
affirmations formulées lors des deux séances précédentes semblent confirmer l'intérêt d'une
phase interprétative en amont de la rédaction de questions à visée philosophique, et
l'efficacité de la séance d'analyse des questions produites dans le précédent corpus.
V) Perspectives pour une didactique de l'écriture philosophique
Dans un cadre scolaire où l'oral est dominant dans les pratiques philosophiques, où les
difficultés à écrire sont manifestes, où penser et se construire nécessitent une médiation, il
est plus qu'urgent de développer la place de l'écrit dans toutes ses dimensions. Edwige
Chirouter a montré l'intérêt d'une médiation par la littérature. Instaurons aussi une
médiation par l'écriture (2008). Notre ambition, notre pari, est de parvenir à faire cheminer
les élèves vers la dissertation de philosophie dès le cycle 3. L'expérience présentée nous
semble un modeste jalon sur ce chemin. Cette expérimentation permet d'élaborer quelques
premiers principes d'une didactique de l'écriture philosophique au cycle 3 :
- Tout d'abord, du fait de l'intérêt des élèves pour l'exercice, de la qualité des
propositions formulées, et de l'enrôlement obtenu dans les tâches d'écriture (textes libres
sur la notion étudiée) et les discussions à visée philosophiques (DVP) qui ont suivi,
la problématisation par les élèves semble non seulement importante, mais
constitue un objet didactique spécifique dès le cycle 3.
- Il faudra réfléchir à une possible progressivité des notions abordées
(y a-t-il des thèmes, tels que la liberté ou le courage, plus faciles à traiter que
d'autres ?) et de leur exploration : amener les élèves à rédiger davantage la
justification et la contextualisation de leurs questions, les amener à opérer des tris et
des catégorisations des corpus obtenus, des mises en réseau, des expansions de questions en
sous-questions, des formulations d'hypothèses, ...
- Des outils d' étayage spécifiques pourraient également amener les
élèves à être en capacité de questionner leurs questions de manière autonome. Par exemple
l'élaboration de grilles auto-évaluatives pour s'assurer du respect d'un certain nombre de
critères de "philosophicité".
- Par ailleurs, la richesse des échanges autour des questions écrites et leur évolution
permet de valider l'importance d'une écriture collaborative. Pour
paraphraser Caroline Raulet-Marcel, "les interactions suscitées par les phases de
reformulation collective rendent possible, mais de surcroit explicite, un processus
d'écriture-réécriture efficace à travers lequel se révèle et se forge la perception d'un
genre particulier, que nous qualifions de "philosophique" (Raulet-Marcel 2018, p.55).
- Enfin, il semble que cette expérimentation confirme l'importance générique de
l'interprétation comme matériau heuristique, comme moteur à la problématisation
(sans pour autant en nier l'intérêt en tant que tel). Il faudrait peut-être réfléchir, par
la suite, à la façon de réconcilier ces deux conceptions de la philosophie qui ont tendance
à s'affronter : démarche herméneutique d'un côté (Galichet), démarche argumentative de
l'autre (Tozzi). Mais est-il possible de définir un "genre" d'écriture philosophique qui
parvienne à concilier les deux ? L'inquiétude est grande de donner une image
"restrictive" de la philosophie aux enfants en les enfermant très tôt dans le modèle de la
dissertation. Mais de même il serait dommage de ne proposer à l'école qu'une écriture
philosophique fictionnelle, poétique et descriptive. Comment articuler les
deux ?
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(1) Le Net et les réseaux sociaux amplifient considérablement le phénomène de
désinformation." (Fabre, 2018, p.49). Plus de la moitié des Français pensent que le
gouvernement a caché des informations sur le coronavirus. Voir par exemple :
https://www.conspiracywatch.info
(2) Si l'on s'inscrit dans les origines grecques du mot, l'école comme skholè
est le lieu de la suspension du temps contraint et aliénant, de la soumission au
travail servile, lieu de la liberté de penser et donc d'accomplissement de la dignité
humaine. En ce sens, s'il s'agit de déscolariser l'école (dans le sens vulgaire et péjoratif
du terme) pour mieux la re-skholariser, en critiquant son rapport à la
performance, à l'évaluation, à la normativité et à l'accélération du temps (Rosa,
2013).
(3) Un homme, sur son lieu de travail, seul (sans doute est-il resté le dernier à la fin de
la journée), fait des photocopies. Or il voit une feuille A3 sortir accidentellement du
copieur, représentant un disque noir. Il prend conscience que ce "trou noir" est un
"passe-muraille". Il le teste tout d'abord sur le distributeur de barres chocolatées, puis
lui vient l'idée de vider le coffre-fort de l'entreprise, rempli de billets de banques. Ne
parvenant pas à atteindre les dernières liasses, il scotche la feuille sur le coffre et
rentre dedans. Mais... la feuille se détache et l'homme se retrouve enfermé dans le
coffre.
(4) Un berger trouve un anneau donnant le pouvoir d'invisibilité. Il l'utilise pour tuer le
roi et épouser la reine du royaume où il vit.
Diotime, n°87 (01/2020)