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Suisse : Le développement de la pensée critique chez l'adolescent
Jonas Pfister, professeur au Gymnasium Neufeld de Berne (Suisse)
La pensée critique, traduction de l'anglais critical thinking,
parfois traduit par "esprit critique", est un but éducatif central de l'enseignement
scolaire. Je vais d'abord expliquer ce qu'est la pensée critique, et décrire la
situation actuelle dans l'enseignement en Europe. Ensuite, je présente ce que je
considère être des aspects fondamentaux à considérer dans l'enseignement de la pensée
critique au lycée (et à l'université), en particulier le développement cognitif et
social des adolescents.
I) La pensée critique comme but éducatif
Le concept de la pensée critique a été introduit par le philosophe John Dewey aux
Etats Unis dès le début du 20ème siècle. Il l'appelle la pensée réflexive (reflective
thought). S'inspirant des philosophes empiristes Francis Bacon, John Locke et John
Stuart Mill, il propose la définition suivante : "L'examen actif, persistant et
attentif de toute croyance ou forme supposée de connaissance à la lumière des raisons
qui la soutiennent, et des conclusions ultérieures auxquelles elle tend, constitue une
pensée réflexive."1
Dewey parle aussi d'enquête (inquiry) et d'examen critique (criticalexamination). La
pensée critique est une pensée scientifique au sens large : On examine les
croyances, on cherche les raisons qui les soutiennent, on examine si ces raisons sont
bonnes, on formule des hypothèses, on construit des arguments, on examine la validité
des raisonnements. On essaie donc de raisonner, d'être rational. Ceci
est un idéal. On peut y parvenir plus ou moins bien.
La pensée critique est importante pour au moins deux raisons. D'une part, pour
la liberté. Dewey écrit : "En bref, la véritable liberté est
intellectuelle ; elle repose sur le pouvoir de la pensée, sur la capacité de
"retourner les choses", d'examiner les choses délibérément, de juger si la quantité et
le type de preuves nécessaires à la décision sont à portée de main, et si ce n'est pas
le cas, de dire où et comment rechercher ces preuves."2
D'autre part, pour la démocratie. Pour Dewey, l'enseignement est
étroitement lié à cette forme de système politique. Il faut former des penseurs
critiques afin qu'ils puissent participer activement à la construction de la démocratie,
et aussi afin qu'ils puissent se protéger contre tous genres de dangers de manipulation
et de séduction autoritaire (voir Dewey 1916).
Dans les années 1930, les idées de Dewey ont été mises en oeuvre dans quelques-unes
des écoles qui ont participé à une étude longitudinale sur huit ans à travers tout le
pays sponsorisé par l'association pour l'éducation progressive. Un des résultats de
l'étude était que les élèves des écoles qui avaient introduit des méthodes
expérimentales innovantes avaient des compétences dans la pensée critique un peu plus
élevées que le groupe de comparaison (voir Hitchcock, 2018). Dans ce courant, Edward
Glaser a conduit une petite étude d'intervention dans quatre classes du secondaire, et
pour cela il a construit un test de la pensée critique avec son directeur de recherche
Goodwin Watson, un test qui sera connu sous le nom de Watson Glaser test. Dans son étude
publiée en 1941, Glaser a pu démontrer que l'instruction de la pensée critique a un
effet sur les compétences des élèves.
Une contribution majeure à la discussion philosophique du concept a été faite par
Robert Ennis dans son article "A concept of criticalthinking : A proposed basis for
research in the teaching and evaluation of criticalthinkingability" en 1962. Dans cet
article, Ennis donne une liste de 12 compétences clés de la pensée critique. Le penseur
critique est celui qui sait 1. se concentrer sur une question, 2. analyser des
arguments, 3. poser des questions de clarification et savoir y re´pondre, 4. juger la
cre´dibilite´ d'une source, 5. observer et e´valuer des comptes-rendus d'observation, 6.
de´duire et e´valuer des infe´rences de´ductives, 7. induire et e´valuer des infe´rences
inductives, 8. construire et e´valuer des jugements de valeur, 9. construire et e´valuer
des de´finitions, 10. identifier des pre´suppose´s, 11. construire une proce´dure de
de´cision, 12. discuter et agir avec les autres (Ennis 1962 ; cité d'après la
traduction de Gospérec 2017). Cette liste a été retravaillé et élargi par Ennis à
plusieurs reprises, et elle est une des références primaires pour les chercheurs jusqu'à
nos jours.
A partir des années 1970, les Etats-Unis voient un essor de cours de pensée critique
et de la logique informelle ( informallogic) dans les universités et
aussi de tests pour quantifier les compétences en pensée critique. A présent, il existe
toute une industrie proposant des manuels de préparation à ces tests divers (voir
Hitchcock, 2018 ; Cospérec, 2017). En parallèle avec ce mouvement au niveau
universitaire, a été initié le mouvement de la philosophie avec les enfants. Matthew
Lipman, inspiré par Dewey, a publié une série de livres pour les différents niveaux
d'âges pour développer les différentes compétences de la pensée critique, en particulier
l'argumentation. Aujourd'hui, on considère que la pensée critique est un ensemble
d'attitudes, de compétences et de savoirs, et que l'idée centrale est de penser de
manière prudente et axé sur un objectif ( careful goal-directed
thinking, Hitchcock 2018).
En Europe continentale, l'accent est mis plutôt sur la pensée autonome comme but de
l'éducation. Et la tradition est plutôt rationaliste. Le point de référence primaire est
ici Emmanuel Kant avec la fameuse formule du penser par soi-même. Il écrit dans son
article "Beantwortung der Frage: Was ist Aufklärung?" (1784) : "Les Lumières
(l'éclaircissement, Aufklärung), c'est la sortie de l'homme de son
immaturité dont il est responsable lui-même. L'immaturité est l'incapacité d'utiliser sa
raison (l'entendement, Verstand) sans l'aide d'un autre. On est
responsable soi-même de cette immaturité lorsque la cause n'est pas un manque de raison
mais de résolution et de courage pour utiliser sa propre raison sans l'aide d'un autre.
Sapere aude! Aie le courage d'utiliser ta propre raison ! est
ainsi la devise des Lumières (Aufklärung)."3
Et deux ans plus tard il écrit : " Penser par soi-même
(Selbstdenken), c'est chercher la pierre de touche suprême de la vérité en
soi même (c'est-à-dire dans sa propre raison) ; et la maxime de penser par soi-même
à tout moment, ce sont les Lumières (Aufklärung)."4
En France, dans une tradition républicaine de l'éducation, l'autonomie de la pensée
est le but explicite de l'enseignement philosophique. On peut lire par exemple dans les
Instructions de 1925 d'Anatole de Monzie : "L'apprentissage
de la liberté par l'exercice de la réflexion, et l'on pourrait même dire que c'est là
l'objet propre et essentiel de cet enseignement."
Que l'autonomie de la pensée soit le but de l'enseignement philosophique est jusqu'à
nos jours un consensus qui réunit des approches aussi différentes que celle,
traditionaliste, de Jacques Muglioni, ancien inspecteur dans les années 1990, que la
didactique du philosopher de Michel Tozzi (2006). Dans les programmes de philosophie de
terminale générale de 2003, le but est spécifié par "l'exercice réfléchi du jugement" et
contribue ainsi à former "des esprits autonomes... capables de mettre en oeuvre une
conscience critique du monde contemporain". Dans le nouveau programme de 2020, on
constate que la formule a changé un peu ; on spécifie le but maintenant par "le
jugement critique des élèves"5. Aujourd'hui, l'esprit critique est
invoqué non seulement comme but de l'enseignement philosophique mais aussi d'autres
matières comme l'histoire et l'anglais6.
II) La situation actuelle dans les systèmes éducatifs en Europe
Dans beaucoup de pays européens, on a reformulé les programmes scolaires en vue des
compétences à acquérir (voir par exemple celui, très large, de la
Rhénanie-du-Nord-Westphalie). Mais souvent, en tous les cas dans les programmes des pays
alémaniques, ces compétences ne sont pas orientées de manière systématique sur la pensée
critique, et les résultats de la vaste recherche anglophone ne sont pas prises en
compte. En plus, dans les manuels, on ne trouve pratiquement pas de théorie ni
d'exercices pour développer ces compétences. En particulier, on constate un manque par
rapport aux exercices pour développer les compétences de l'argumentation7.
En France, la situation n'est guère meilleure. La logique et la rhétorique qui avaient
été enseignées au 19ème siècle ont quasiment disparu du programme de la philosophie à
partir des réformes de 1902 (Cospérec, 2010). Dans les programmes plus récents, par
exemple celui de 2003, on trouve les "compétences que les élèves doivent acquérir pour
maîtriser et exploiter ce qu'ils ont appris". Celles-ci sont "définies" ; on y
lit : "Les capacités à mobiliser reposent largement sur les acquis de la formation
scolaire antérieure : elles consistent principalement à introduire à un problème, à
mener ou analyser un raisonnement, à apprécier la valeur d'un argument, à exposer et
discuter une thèse pertinente par rapport à un problème bien défini, à rechercher un
exemple illustrant un concept ou une difficulté, à établir ou restituer une transition
entre deux idées, à élaborer une conclusion."
Dans le programme actuel de 2020, on ne trouve plus le mot "compétence", ni même celui
de "capacité", remplacé par "savoir-faire", mais le contenu est pratiquement le
même : "Prenant appui sur les savoirs et savoir-faire acquis au cours de sa
scolarité, l'e´le`ve apprend a` analyser des notions...".
Il y au moins trois problèmes ici, que Michel Tozzi et Serge Cospérec ont constatés il
y a des années. Premièrement, les capacités nommées ne sont pas acquises au cours de la
scolarité antérieure puisqu'il n'y pas d'enseignement à ce sujet, et on ne voit pas
comment les élèves pourrait les apprendre sans instruction, mis à part le fait qu'il
serait injuste d'exiger quelque chose qui n'a pas été enseigné. En cours de français,
les élèves apprennent à reconstruire une argumentation dans un texte d'un point de vue
purement descriptif, sans discussion de la valeur de l'argument ; ils apprennent
que l'argumentation sert à influencer le destinataire, mais ne l'analysent pas en
fonction de sa relation à la vérité. En cours de mathématiques, ils apprennent la
démonstration, un raisonnement purement déductif, qui ne prend pas en compte l'élément
discursif de l'argumentation. Les élèves n'apprennent donc pas à raisonner
philosophiquement (Cospérec 2005).
On pourrait répondre que le mouvement de la philosophie avec les enfants a emmené la
pratique de la discussion à visée philosophique dans le primaire (Tozzi, 2013, 2017). Et
en effet, les enfants y apprennent à conceptualiser et à argumenter. Mais y
apprennent-ils aussi des concepts du raisonnement et de la logique ? Selon
Cospérec, cela n'a pas lieu. Il écrit : "dans le primaire comme dans le secondaire,
les de´bats en classe se caracte´risent par l'absence de formation a` ces normes de la
rationalite´ critique et de l'enque^te" (Cospérec 2017). Et de même le sociologue Gérald
Bronner, qui dit dans un entretien avec Le Monde : "l'esprit
critique n'a jamais été enseigné à l'école en tant que tel. Beaucoup de disciplines
enseignent des fragments... mais cela n'est jamais systématisé. Les enfants n'apprennent
pas à comprendre leur compréhension, à connaître leur connaissance. Ils ne sont pas
invités à se poser la question : comment savoir que ce qui est vrai est
vrai ?"8. Ce jugement est probablement trop radical
puisque les questions fondamentales de ce qu'on peut savoir et de ce qui est vrai sont
abordées dans les discussions à visée philosophique avec les enfants. Mais il est vrai
qu'il n'y pas encore d'enseignement systématique du primaire à la terminale.
Deuxièmement, il y a un manque de clarté conceptuelle. Dans le programme de 2003 on
parle de "compétences", puis de "capacités" - est-ce la même notion ? (Tozzi,
2018). Et de quelles compétences parle-t-on exactement ? Tozzi réclame donc qu'on
précise les compétences : "Un travail de description cognitive doit être fait pour
- c'est une exigence philosophique -'savoir ce dont on parle', et 'si ce qu'on en dit
est vrai !'" (Tozzi, 2010). Tozzi propose de spécifier les compétences en
s'appuyant sur les trois capacités philosophiques de base, la problématisation, la
conceptualisation et l'argumentation (Tozzi 1992 ; 1994/2002 ; 2006 ;
2011 ; Lasserre 2010). Mais pour l'argumentation, Tozzi constate : "Il
faudrait ainsi affiner des niveaux d'exigence pour les différents processus de pensée
escomptés" (Tozzi, 2010). C'est un travail à faire.
Troisièmement, dans le programme il n'est pas prévu que les capacités de raisonnement
soient enseignées en elles-mêmes. On demande aux élèves qu'ils raisonnent
philosophiquement, mais on ne leur explique pas comment il faut le faire. Il n'y a pas
d'enseignement de l'argumentation philosophique en terminale. Et pourtant, c'est
exactement ce qui serait nécessaire. Comme l'écrit Cospérec : "Il serait donc temps
que les professeurs de philosophie conside`rent que cet apprentissage n'est pas
l'affaire de quelques observations en de´but d'anne´e sur 'la me´thode' de la
dissertation ; qu'il s'agit d'une authentique discipline d'esprit qu'il convient de
de´velopper et d'exercer et sans laquelle les e´le`ves sont condamne´s a` la confusion
et a` l'erreur" (Cospérec 2010).
III) Développer la pensée critique
Il faut donc enseigner la pensée critique au lycée, et en particulier il faut
enseigner la conceptualisation et l'argumentation. Pour ces dernières compétences, il y
des concepts de base que les élèves doivent apprendre pour être en mesure d'y réfléchir
dans une perspective de la vérité. Pour l'analyse des concepts, les élèves doivent
apprendre ce qu'est un concept (quelque chose d'abstrait à la différence d'un objet
concret), ce qu'est une définition et ce que sont des conditions nécessaires et
suffisantes. Pour l'argumentation, les élèves doivent apprendre ce qu'est un argument,
une prémisse, une conclusion ; ce qu'est un argument valide (validité logique) et
ce qu'est un argument correct (valide et avec seulement des prémisses vraies) ; et
les différentes manières de critiquer un argument (Pfister 2010/2014, p. 36). Ensuite,
il y d'autres concepts comme la distinction entre arguments déductifs et non-déductifs
(Murcho, 2005), les formes d'arguments valides comme le modus ponens
et le modus tollens, les fallaces ou sophismes, etc. Il faut
aussi faire un entraînement à la reconstruction d'arguments, processus qui demande aussi
bien une interprétation des énoncés d'un texte que de leur contexte argumentatif.
L'enseignement de la reconstruction d'arguments peut être commencé par des schémas en
arbre (Chomienne, 2005), une technique qui a des effets bénéfiques sur les capacités
argumentatives (Harrell, 2008).
Aussi important soit-il d'avoir des connaissances de base en théorie de
l'argumentation, aussi important est-il de savoir que notre raisonnement est souvent
moins rationnel que nous ne le croyons. Comme Amos Tversky et Daniel Kahneman l'ont
montré, notre raisonnement est influencé par des biais cognitifs et
des heuristiques de jugement (Tversky et Kahneman, 1974). Pour
expliquer le fonctionnement psychologique du raisonnement, Tversky et Kahneman
distinguent entre deux systèmes cognitifs, le système 1 (rapide et
instinctif) et le système 2 (plus lent et plus réfléchi). Les deux
systèmes sont d'une importance existentielle pour les êtres humains. Une fonction
importante du système 2 est de surmonter les biais et heuristiques du système 1
(Kahneman, 2012). Cette théorie, cependant, ne va pas assez loin. Selon Stanovich
(Stanovich et Stanovich, 2010 ; Stanovich, Toplak, West, 2016), il faut en plus
introduire une distinction dans le système 2 entre les processus algorithmiques
et les processus réfléchis. Les capacités de l'esprit
algorithmique sont celles qui sont mesurées par un test de Quotient Intellectuel.
L'esprit réfléchi contient des capacités d'autorégulation et des valeurs épistémiques
telles que la recherche de la vérité. Il a notamment pour fonction de déclencher
l'élimination des heuristiques au niveau du système 1 par l'esprit algorithmique. Avec
cette distinction, Stanovich arrive à distinguer la rationalité de l'intelligence. La
pensée critique faisant partie de la rationalité, son enseignement à un niveau supérieur
doit inclure des stratégies pour minimiser les effets néfastes des biais et
heuristiques9.
En plus, il faut prendre en compte dans le cours ce qu'on appelle les conceptions
initiales (ou représentations initiales, en anglais :
preconceptions). C'est un élément clé dans la théorie du changement
conceptuel ( conceptual change). L'idée centrale de cette théorie
élaborée dans les années 1980 par un groupe de recherche dirigé par George Posner et
Kenneth Strike, est que l'apprentissage cognitif est un processus de changement
conceptuel. La théorie cherche à explorer la question de savoir comment ce processus se
déroule lorsqu'on est confronté à de nouvelles idées (Posner et al., 1982). Les
conceptions initiales y jouent un rôle déterminant. Les conceptions initiales sont les
conceptions que l'on a avant d'être confronté aux résultats scientifiques. Elles ne sont
pas nécessairement fausses, et même quand elles le sont, elles peuvent néanmoins être
utiles. Pour l'enseignement, on doit distinguer trois objectifs didactiques :
compléter les conceptions initiales par des concepts alternatifs ; affiner les
préconceptions ; et remplacer la préconception par un concept scientifique correct
(Zimmermann, 2016). Initialement élaborée pour l'enseignement des sciences, la théorie
du changement conceptuel est ensuite reprise par d'autres didactiques comme par exemple
celle de l'histoire (Limon, 2002). Elle est particulièrement utile pour la philosophie,
puisque les concepts y jouent un rôle central. Des usages de conceptions initiales en
classe sont proposés - pour la première fois ? - pour le cours de philosophie par
Serge Cospérec (2005), mais sans référence à la théorie. Cospérec travaille sur les
conceptions initiales de la vérité. On peut et doit le faire dans le cours aussi avec
d'autres conceptions initiales, par exemple des conceptions sur l'esprit, le corps,
notre relation envers les animaux, etc. Pour la pensée critique, ce sont en particulier
les conceptions de la vérité, du savoir, du raisonnement etc. qu'il faut aborder. On
parle aussi de conceptions épistémiques (Sinatra et Chinn, 2012).
En plus, il faut prendre en compte le développement cognitif et social des élèves. Je
vais dans ce dernier temps présenter quelques résultats de la recherche en psychologie
du développement et expliquer en quoi ils sont pertinents pour la pensée
critique.
IV) Le développement cognitif et social
Le pionnier de la recherche du développement cognitif chez l'enfant est Jean Piaget.
Il a remarqué que les jeunes enfants avant l'âge de la scolarité prennent leur
perspective comme objective et absolue. Quand ils comprennent que d'autres ont leur
propre perspective, ils continuent quand même à penser le savoir comme étant objectif et
absolu. Ils sont des réalistes naïfs (Piaget, 1926). Au plus tard quand ils entrent à
l'école, ils comprennent que les gens peuvent avoir des opinions différentes. Les
enfants commencent donc à faire la distinction entre "fait" et "opinion". Mais avec
l'âge, ils remarquent aussi que même sur ce qui leur semble être des faits, il existe
différentes opinions entre les adultes, qui pourtant devraient le savoir. Avec le nombre
croissant de cas de ce genre, il devient, comme le décrit le psychologue Michael
Chandler, de plus en plus difficile pour les enfants de garder leur réalisme. Néanmoins,
les enfants continuent de le défendre. Chandler appelle ce stade celui du "réalisme
défendu".
Avec le développement de capacités d'opérations formelles (Piaget) vers 12 ans - ce
n'est pas un passage simple d'un stade à l'autre, mais une transition beaucoup plus
complexe et longue (Moshman, 1998) - les enfants et jeunes adolescents peuvent
généraliser le doute qui va donc finalement affecter n'importe quelle croyance. Cela
engendre des conséquences importantes pour la construction de l'identité des
adolescents. Chandler parle de la "solitude épistémique" causé par la compréhension que
chaque individu a sa propre perspective sur le monde (Chandler, 1975). C'est alors que
deux voies s'ouvrent : soit on peut opter pour un scepticisme (ou relativisme)
radical - tout est opinion, il n'y pas de vérité - ou un dogmatisme aveugle - c'est
telle ou telle autorité qui sait, et je la suis. Que leurs élèves utilisent des formules
de scepticisme ou dogmatisme naïfs est un constat que beaucoup d'enseignants de
philosophie font (Le Doeuff, 1980 ; Cospérec, 2005 ; Pfister, 2005,
2019 ; on peut le constater aussi chez des enseignants, voir Pecharroma´n, 2005).
Il est important de noter ici que, comme le dit Michèle Le Doeuff : "On n'est
absolument pas en droit de dire que les e´le`ves sont sceptiques : ils sont en
situation de produire des discours sceptiques" (Le Doeuff 2007). Chandler appelle ce
stade "l'axe du scepticisme-dogmatisme" (Chandler et al., 1990). Il faut bien être
clair : le doute radical touche au fondement de notre existence et notre identité.
Chandler le décrit ainsi : "Découvrir un moyen de contourner cette impasse, un
moyen de retrouver une base épistémologique acceptable dans un monde essentiellement
incertain... est une tâche primordiale du développement de l'adolescent" (Chandler,
1987, p. 150).
Le stage suivant est celui du rationalisme post-sceptique (Chandler, 1987) : on
comprend que le savoir a des aspects relatifs, sans pour autant devoir abandonner le
concept, et on comprend qu'une croyance peut-être plus ou moins justifiée. C'est aussi
le stade du penseur critique.
Quand est-ce qu'on l'atteint ? On constate une grande différence entre les
personnes ; quelques-unes l'atteignent déjà à l'âge de l'adolescence, d'autres
quand ils entrent à l'université, d'autres encore ne l'atteindrons peut-être jamais.
Beaucoup de personnes restent longtemps au stade du réalisme défendu et n'atteignent que
très tard l'axe du scepticisme-dogmatisme. D'ailleurs, si l'on arrive à utiliser des
opérations formelles ou à penser de manière critique dans une situation donnée ne
signifie pas être capable de raisonner en conséquence dans une situation différente.
On peut donc s'attendre à trouver chez les élèves d'une classe de lycée une multitude
de conceptions épistémiques initiales (réalisme défendu, scepticisme, dogmatisme,
rationalisme post-sceptique). Pour développer leur esprit critique, il faut travailler
sur ces conceptions avec eux (Pfister, 2019). Il est important en tant qu'enseignant de
ne pas essayer d'imposer aux élèves une certaine conception. Sinon on risque qu'ils
adoptent une attitude défensive et on obtiendra l'effet inverse. Il faut du temps pour
ce développement si important dans le développement de la pensée critique10.
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74.
- Tozzi, M. 2018. Quelles compétences développer en classe de
philosophie ? Analyse de la question dans le programme actuel,
Diotime n° 76.
- Tversky, A. et D. Kahneman 1974. Judgment under uncertainty: Heuristics and
biases, Science, 185, 1124-1131.
- Zimmermann, P. 2016. Fachliche Kla¨rung und didaktische Rekonstruktion,
in : J. Pfister et P. Zimmermann(Ed.), Neues Handbuch des
Philosophie-Unterrichts, Bern/Stuttgart,
Haupt/UTB,61-78.
(1) Ma traduction de :''Active, persistent, and careful consideration of any
belief or supposed form of knowledge in the light of the grounds that support it,
and the further conclusions to which it tends, constitutes reflective
thought''..
(2) Ma traduction de :''Genuine freedom, in short, is intellectual; it rests
in the trained power of thought, in ability to "turn things over," to look at
matters deliberately, to judge whether the amount and kind of evidence requisite for
decision is at hand, and if not, to tell where and how to seek such evidence''.
(Dewey 1910, p. 66).
(3) Ma traduction de :"Aufklärung ist der Ausgang des Menschen aus seiner
selbstverschuldeten Unmündigkeit. Unmündigkeit ist das Unvermögen, sich seines
Verstandes ohne Leitung eines anderen zu bedienen. Selbstverschuldet ist diese
Unmündigkeit, wenn die Ursache derselben nicht am Mangel des Verstandes, sondern der
Entschließung und des Muthes liegt, sich seiner ohne Leitung eines anderen zu
bedienen. Sapereaude! Habe Muth, dich deines eigenen Verstandes zu bedienen! ist
also der Wahlspruch der Aufklärung". (Kant 1784, p. 481).
(4) Ma traduction de :"Selbstdenken heißt den obersten Probierstein der
Wahrheit in sich selbst (d. i. in seiner eigenen Vernunft) suchen; und die Maxime,
jederzeit selbst zu denken, ist die Aufklärung". (Kant 1786, note 7).
(5) Ministère de l'Éducation Nationale et de la Jeunesse, Le
Bulletin Officiel de l'Education Nationale. https://www.education.gouv.fr
(6) Ministère de l'Éducation Nationale et de la Jeunesse, "Former l'esprit
critique des élèves," sur éduscol.fr (mise à jour le 10 janvier 2018, accédé le 2 avril
2020).
(7) Dans mon manuel (Pfister 2006), un chapitre porte sur la logique, et dans mon
introduction à la didactique de la philosophie, j'y consacre une petite page et j'y
reviens à plusieurs reprises (Pfister 2010/2014, p. 36). Pour une introduction à des
outils de raisonnement en philosophie, voir Pfister 2013.
(8) Gérald Bronner : "L'esprit critique peut s'enseigner et s'apprendre en
tant que tel", Propos recueillis par Marine Miller, paru dans Le Monde, 11 juin 2019.
(9) Pour l'emploi de la théorie de Stanovich dans un cours à l'université, voir
Esch 2013 ; pour une introduction à la pensée critique basée sur la théorie de
Stanovich, voir Pfister 2020.
(10) Je remercie Verena Thaler pour ses commentaires sur des versions antérieures
de l'article.
Diotime, n°86 (10/2020)