Dossier - Philosophie et citoyenneté : 17èmes Rencontres sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques
Philosophie et citoyenneté : le "bourbier" belge
Gaëlle Jeanmart, docteur en philosophie de l'Université de Liège et coordinatrice de
PhiloCité
I) La situation belge en quelques mots
La Belgique vient de se doter d'un cours qui porte l'intitulé "Philosophie et
citoyenneté", mais si l'on peut parler d'un bourbier au sujet de ce nouveau cours, c'est
en raison d'une double complication : institutionnelle (il y a
plusieurs réseaux d'enseignement et le sort de ce cours varie en fonction de ces
réseaux) et terminologique (ce cours de "philosophie et citoyenneté"
remplace en partie des cours dits "philosophiques", et le terme de "philosophie" n'a pas
le même sens selon qu'il nomme l'un ou l'autre de ces cours). Comment s'y
retrouver ? Ce n'est pas simple... Commençons donc par présenter les éléments qui
compliquent la compréhension des enjeux de ce nouveau cours, dont on pourrait sans doute
se féliciter un peu rapidement, si l'on ne prenait précisément pas la peine de soulever
un peu la couverture qui masque les dessous pas toujours reluisants de sa création
!
En Belgique, depuis 1988, l'enseignement n'est plus organisé au niveau fédéral mais
relève des trois communautés, flamande, française et germanophone. Les établissements
scolaires primaires et secondaires se divisent en trois réseaux. Les deux premiers sont
appelés "officiels" parce qu'ils sont organisés par les pouvoirs publics. L'un regroupe
les écoles directement organisées par la communauté. L'autre comprend les écoles
organisées par les pouvoirs locaux. Il est dénommé "officiel subventionné" étant
essentiellement financé par la communauté. Le troisième est dit "libre" dans la mesure
où ses écoles ont été créées par des associations privées, majoritairement catholiques,
qui ont fait ainsi usage du principe de la liberté d'enseignement et de la liberté
d'association. Le réseau libre est également qualifié de "subventionné", puisqu'il est
effectivement également financé par les communautés. En Communauté française, en cette
fin de décennie, le réseau libre subventionné scolarise 40 % des élèves du primaire
et 60 % des élèves du secondaire, soit globalement la moitié de la population
scolaire.
Depuis la rentrée scolaire de 2016, les élèves fréquentant un établissement
officiel primaire en Communauté française bénéficient d'un nouvel
enseignement : le cours de philosophie et de
citoyenneté(CPC). Cette réforme a été étendue à l'enseignement secondaire lors de la
rentrée de 2017. Les établissements du réseau libre ont quant à eux opté pour la
diffusion transversale de cet enseignement à travers tous les cours déjà organisés dans
ce qu'on appelle ici une éducation à la philosophie et citoyenneté
(EPC).
Les deux cours disposent d'un référentiel commun, mais sont sensiblement différents
dans l'exploitation de celui-ci. Le cours spécifique (CPC) s'appuie sur un programme au
contenu disciplinaire philosophique musclé - le référentiel commun ayant été exploité
dans ce sens par la commission chargée de rédiger le programme du secondaire supérieur
pour l'enseignement officiel. Ce programme néglige par ailleurs la religion, dissociant
soigneusement religion et citoyenneté, dans la lignée de la pensée laïque.
L'enseignement de l'EPC prend quant à lui appui sur le décret mission de 2007, qui
signale précisément l'éducation à la citoyenneté comme une mission transversale à tous
les enseignements : "les compétences relevant de la thématique de la citoyenneté´
relèvent de plusieurs, voire de l'ensemble des champs disciplinaires. Puisque les
compétences de base en cette matière sont développées dans l'ensemble des référentiels
communs, il n'y a pas lieu de développer un référentiel distinct, au risque in fine de
ne pas voir ces compétences développées dans chacune des disciplines". Cette option
conduit d'une part au développement d'une compétence générique au "questionnement
philosophique". Cette compétence est éprouvée et travaillée indépendamment de l'histoire
de la philosophie, potentiellement dans tous les cours, mais surtout ceux de français,
d'histoire et de religion. D'autre part, la dimension citoyenne se travaille de deux
façons :
- par le développement d'une culture religieuse et d'un souci porté dans le cadre du
cours de religion catholique au dialogue interconvictionnel ;
- au travers de projets d'école mettant en jeu des questions environnementales ou
socio-économiques locales ("l'aide aux plus démunis") ou mondiales (l'ouverture sur
le "Tiers" ou "Quart" Monde), dans l'idée qu'il n'y a de pratiques citoyennes que
vivantes et en actes, éprouvées dans la vie concrète de l'école.
II) Philosophie et citoyenneté ?
La disparité des situations entre le primaire et le secondaire, comme entre les
différents réseaux, est une première difficulté pour comprendre la situation belge. Ce
n'est pas la seule. Si l'on se concentre sur le Cours de Philosophie et Citoyenneté
(CPC), et que l'on cherche à comprendre le sens de ces deux termes dans l'intitulé du
nouveau cours du réseau officiel, d'autres difficultés se présentent, qui sont liées à
l'histoire de sa création d'une part et à l'histoire de la création des cours de
religion et de morale, appelés précisément "cours philosophiques", d'autre part.
A) Les sens du mot "philosophie"
Car le mot "philosophie" est évidemment compliqué par son usage dans l'intitulé de
deux cours, les cours dits "philosophiques" et le nouveau cours de "philosophie et
citoyenneté". Signe frappant d'un trouble sur le sens de ce terme dans les deux :
lorsque l'UNESCO pointe la Belgique comme mauvais élève en matière d'enseignement de la
philosophie, la critique est précisément fondée sur l'existence des cours de religion et
de morale non confessionnelle : "Ces cours semblent avoir barré la route à toute
introduction ultérieure d'un cours de philosophie" y découvre-t-on. Ce jugement ne va
pas de soi. Mais il a le mérite de poser le débat : ces cours sont-ils bien tous
"philosophiques" et sont-ils philosophiques en un même sens du terme ?
On répondra clairement que non : le mot "philosophie" n'a pas du tout le même
sens dans les deux cas. Les sens différents de ce mot peuvent être clarifiés par les
contextes différents dans lequel ces cours ont été créés et en prenant en compte les
objectifs spécifiques qu'ils ont.
1) "Ma philosophie" (A. Bent) - les cours "dits "philosophiques"
L'article 24 de la Constitution belge portant sur la neutralité de
l'enseignement est au centre de l'histoire. Cet article est une conquête
des Catholiques ayant permis l'introduction d'un cours de religion de 2 h/sem. dans
l'enseignement libre ; les Libéraux obtenant quant à eux en contrepartie le
développement d'un réseau d'enseignement officiel et neutre, s'appuyant sur les
communes. L'article 24 comporte ainsi l'obligation de respecter les orientations
religieuses et philosophiques des parents et des élèves dans l'organisation de
l'enseignement : "La communauté´ organise un enseignement qui est neutre. La
neutralité´ implique notamment le respect des conceptions
philosophiques, idéologiques ou religieuses des parents et des élèves". Il
s'agit d'une neutralité un peu paradoxale, permettant aux parents et aux élèves de
choisir un enseignement engagé, non neutre donc, de leur choix. L'enseignant lui-même
n'est donc pas neutre dans le cours confessionnel dont il a la
charge ; il se voit seulement interdire de dénigrer les positions exprimées dans
les cours parallèles. Ce qui signifie que le législateur a dû excepter les enseignants
de ce cours d'une obligation générale de neutralité de l'enseignant, issue d'un cadre
normatif encadrant l'enseignement en Belgique (à savoir les décrets neutralité de 1993
et 2003). Selon ces deux décrets, en effet, s'il est légitime que l'enseignant des cours
philosophiques soit engagé dans son enseignement, l'enseignant de tout autre cours doit
au contraire refuser "de témoigner en faveur d'un système philosophique ou politique
quel qu'il soit" (2003), s'abstenir "de témoigner en faveur d'un système religieux" et
veiller "a` ce que sous son autorité´ ne se développe ni le prosélytisme religieux ou
philosophique, ni le militantisme politique organisés par ou pour les élèves"
(1993).
L'obligation constitutionnelle de la neutralité de
l'enseignementa été manifestée dans la création d'un cours de religion catholique en 1878.
Un cours d'éducation morale et civique a été introduit ensuite en 1920 (au primaire) et
1923 (dans l'enseignement moyen), sous l'impulsion d'un ministre socialiste des Sciences
et des Arts, Jules Destrée. Ce cours sera défini ensuite comme "cours de morale non
confessionnelle", au moment où cinq autres cours de religion sont venus s'ajouter au
cours de religion catholique (protestant, anglican, islamique, orthodoxe et israélite),
lors de la loi sur le pacte scolaire de 1959.
Ces cours de religion et de morale, dits "philosophiques", le sont donc dans le sens
définit par l'article 24 qui fonde et encadre leur création. L'enjeu de cet article
constitutionnel est la sauvegarde de ce qu'on appelle "la liberté de conscience", de
sorte qu'on y parle de respecter les "orientations idéologiques et
philosophiques"de chacun. La philosophie doit se comprendre ici dans un
sens singulier : c'est "ma philosophie" (au sens d'Amel Bent pour ainsi dire) -
c'est-à-dire ma vision des choses, mes choix de vie
singuliers, mes opinions politiques, mes orientations spirituelles et mes
croyances religieuses. Et la constitution engage les enseignants à les "respecter", voulant ainsi
protéger un droit individuel à déterminer ses propres orientations "philosophiques" sans
intervention autoritaire d'un État qui se doit précisément d'être "neutre".
De là à encourager, dans ces cours, un relativisme des points de vue
("c'est mon avis et cela suffit comme légitimité à parler : j'ai
le droit d'avoir un avis propre et de le donner" ; "à chacun son avis") et
finalement à ne plus pouvoir réellement ni les discuter, ni les analyser, le pas n'est
guère si énorme. "C'est mon avis" sonne en effet comme une fin de non-recevoir de toute
question ou critique. Et les enseignants de ce cours, comme en réponse à cette
prérogative ininterrogée d'exprimer son avis, soulignent régulièrement leur devoir de
"respecter" les idées de leurs élèves, ce qu'ils comprennent sous la forme négative d'un
droit strict d'énonciation qui ne doit pas être "contré" par une remise en
question.
2) La philosophie académique comme discours critique - CPC
Ce sens du mot "philosophie" est ainsi vraiment problématique au regard d'un autre
sens du mot, qui viendrait, lui, du champ institutionnel légitime, l'université. La
"philosophie" se définirait ici a contrario comme une recherche de vérité,
d'exactitude, soumise à la raison et aux règles de logique, à un esprit critique
soucieux de vérifier avec rigueur et vigueur la validité des idées. En ce
sens, elle engage à soumettre ses idées et convictions à une critique pour qu'elles
aient une valeur plus objective ou plus universelle.
Cet enseignement vise à atteindre, au moins comme un horizon, une neutralité définie
tout autrement, par la conscience de ses a priori et par le souci de comprendre les
options différentes des miennes et d'en mesurer la pertinence et la véracité. De sorte
que toutes les idées ne se valent certainement pas et la question du
respect des convictions est ici inadéquate. Car il est
essentiel à la philosophie de distinguer une "bonne" idée, construite rationnellement,
d'une "mauvaise", incluant ou véhiculant des préjugés, des idées trop simples,
partielles ou fausses. L'enjeu n'est plus la liberté de conscience, du moins conçue sous
la forme d'une non intervention de l'État par le bras de ses enseignants dans les
convictions personnelles des élèves, mais la formation d'un esprit critique, qui peut
être attaché à une liberté de conscience, conçue cette fois comme un arrachement à
l'impensé.
C'est cet usage du terme "philosophie" qu'il faut entendre dans l'intitulé du nouveau
cours de "philosophie et citoyenneté" (CPC), en raison des motifs de la création.
Un mot donc sur le contexte juridique ayant présidé à la création de ce cours de
philosophie et citoyenneté. Les cours dits philosophiques contrevenaient en réalité à
l'article 2 du premier protocole à la Convention européenne des droits de l'homme
portant sur le droit à l'instruction. Cet article comporte trois exigences
corrélatives :
- Celle d'un droit à l'enseignement correspondant aux convictions et orientations
des parents et des élèves (qui recoupe donc strictement notre article 24).
- Pour le cas où aucun enseignement ne correspondrait à ces convictions, celle de
prévoir un système de dispenses des cours "orientés" qui ne conviennent pas aux
libres choix des parents et des élèves.
- Par ailleurs, l'État doit exercer un contrôle sur le contenu des programmes
et sur la manière dont ils sont enseignés en classes.
La Communauté Française contrevenait à ces deux dernières exigences : d'une part,
alors qu'ils sont jugés "philosophiquement" engagés, ces cours ne pouvaient faire
l'objet de dispenses ; d'autre part, ils ne font l'objet d'aucun contrôle de
l'autorité publique quant à leur contenu ou à la manière dont ils sont donnés. Suivant
la loi sur le Pacte scolaire de 1959, la Communauté française a en effet traité le
contenu et la pédagogie de ces cours sur un principe de non-ingérence,
n'établissant aucun référentiel en cette matière et n'organisant pas leur
contrôle par son inspection.
La chose est dite rapidement, mais il convient de mesurer l'épaisseur du problème posé
par cette option de non-ingérence. Christophe D'Aloisio attire ainsi l'attention sur un
chiffre tabou, qui a probablement contribué à disqualifier les cours "philosophiques"
auprès du grand public et de la classe politique : l'option philosophique la plus
suivie aujourd'hui est le cours de religion musulmane, qui a atteint au début de la
décennie le seuil symbolique de fréquentation par la moitié des élèves environ. Or, si
la formation des enseignants et l'organisation de l'inspection du cours de religion
catholique, cours de religion majoritairement suivi auparavant, ont été plus ou moins
bien pensées, ce n'est guère le cas des cours des religions ajoutés par la suite, et
singulièrement du cours de religion islamique. Alors qu'elle assure cet enseignement
depuis plus de 40 ans, la communauté française n'a en effet jamais prévu de
formation initiale de ces maîtres de religion : on s'est tout au plus
assuré de leur maîtrise de la langue française, mais pas de leur expertise dans la
matière enseignée, ni de leur formation pédagogique. C. D'Aloisio questionne :
"Croit-on qu'il soit possible de faire abstraction, pour ces disciplines, de l'impératif
intellectuel de formation que l'on conçoit pour toute autre matière ? (...)
Pourtant dans le paysage académique belge, la théologie, comprise comme une science
critique et non comme une démarche mystique, constitue bien une discipline scientifique,
rigoureuse et digne d'étude sérieuse".
Ce qui a cependant bouleversé la situation belge, c'est une plainte. En 2014, des
parents ont introduit une requête au Conseil d'État pour obtenir la dispense que
leur accordait en principe la convention des droits de l'homme. Le Conseil d'État a
renvoyé la question préjudicielle à la Cour constitutionnelle en janvier 2015 et
celle-ci s'est prononcée le 12 mars, donnant raison aux parents : sur simple
demande, un enfant doit pouvoir être dispensé de suivre un cours de religion ou de
morale non confessionnelle. La Cour reconnait par-là que le cours de morale est un cours
engagé comme les autres cours "philosophiques", et qu'il est également donné par
conséquent sans garantir la neutralité, c'est-à-dire l'objectivité, la critique et le
pluraliste, requis par la Cour strasbourgeoise.
Cet arrêt a eu un double effet, détonnant ou explosif pour la Communauté française. Il
l'a premièrement contrainte à mettre en place un mécanisme de dispense des cours dits
"philosophiques", en organisant dans l'urgence un cours alternatif d'EPA (Encadrement
Pédagogique Alternatif, appelé initialement "cours de rien"). Il a ensuite permis de
débloquer le dossier du cours de philosophie qui n'avançait guère depuis plus de 20 ans,
et a abouti rapidement à la création d'un cours de "philosophie et citoyenneté", doté
d'un référentiel, d'une inspection organisée par la CF et évalué comme les cours
généraux. Les enseignants de ce cours sont cette fois évidemment soumis à l'exigence de
neutralité.
3) La philosophie comme herméneutique du réel (EPC)
La légitime vigilance à l'égard des dévoiements du terme "philosophie", y compris dans
le nouveau cours où son sens doit correspondre plus strictement aux exigences de
"neutralité", risquerait toutefois de nous empêcher de percevoir une parenté
que ces différents cours "philosophiques" entretiennent néanmoins dans le
rapport à la vérité. Pour le dire autrement, un troisième sens du terme "philosophie"
peut être dégagé qui n'oppose plus cette fois les camps, mais au contraire les rapproche
dans un enjeu (philosophique) commun.
Cette parenté est soulignée plutôt par les enseignants ou inspecteurs des cours de
religion : "Enseigner les faits religieux, c'est chercher à faire comprendre à des
élèves comment on peut distinguer la vérité des savoirs et la vérité des croyances.
L'enjeu, insuffisamment pesé, est considérable. Il ne concerne pas en effet seulement
les croyances religieuses, mais l'ensemble des convictions dont chacun peut se
réclamer". Il s'agit ici en quelque sorte d'approfondir le sens de mots qui ont servi la
contestation de la nature réellement philosophique des "cours dits philosophiques",
comme les mots "convictions" et "croyance". Ces termes permettent de souligner cette
fois l'enjeu majeur pour la philosophie d'entretenir un rapport herméneutique à
l'existence (chercher à lire, décrypter le réel, avoir conscience des clefs
de lecture) et de soutenir un engagement métaphysique (questionner le sens). Il est
essentiel à l'humanité même d'un individu (et donc à la pratique philosophique en tant
qu'elle cherche à réaliser le plus profondément l'essence de l'homme) qu'il tente de
donner du sens et de comprendre ce qu'il vit. Il est essentiel également de considérer
que cette tâche est infinie et ne peut être expédiée pour conduire à des vérités ou des
certitudes établies scientifiquement, c'est-à-dire dans une vision classique de la
science : une bonne fois pour toutes et de façon incontestable. Le front commun,
philosophique, entre les cours dits philosophiques et le cours de philosophie et
citoyenneté pourrait ainsi relever d'une nécessité particulièrement sensible
aujourd'hui : laisser place à un autre type de vérité et de recherche de la vérité
que la vérité et la recherche scientifiques. D'Aloisio le dit en ces termes : "Les
vérités religieuses ne doivent pas être traduites pédagogiquement comme des prétentions
à une hypothétique vérité unique, mais à des propositions visant à donner du sens à
certaines expériences vécues, dans la mémoire de l'humanité, par des individus ou des
communautés. Les 'vérités' théologiques, parce qu'elles emploient les catégories
narratives ou argumentatives de la langue, de l'image, de la représentation, constituent
toujours des assertions contextuelles, des propositions de sens, non des axiomes de
mathématique. Ne pas confondre physique et métaphysique, cela s'apprend ; mais si
l'on n'aborde jamais de sujets métaphysiques, on ne l'apprend pas".
Nous voici donc avec trois sens possibles du mot philosophie, deux conflictuels et un
qui cherche plutôt à faire trait d'union entre les cours dits philosophiques et le cours
de philosophie et citoyenneté. Nous soutenons que chacun de ces sens du mot
philosophie engage une certaine conception de la citoyenneté. Aux trois
sens possibles du mot philosophie répondront ainsi trois inflexions possibles d'une
éducation à la "citoyenneté´".
B) Les sens du mot "citoyenneté"
L'attelage des mots "philosophie" et "citoyenneté" doit être interrogé, d'une part
parce qu'il y a en effet un rapport entre la façon dont on comprend le mot "philosophie"
et le sens qu'on donne à celui de "citoyenneté" et, d'autre part, parce que l'accolement
des deux termes, mis sur un même niveau, induit une compréhension du lien entre eux, qui
se résume assez souvent au choix prioritairement de l'un des deux termes comme axe du
cours : c'est tantôt un cours de citoyenneté (le plus fréquemment, surtout dans les
classes du primaire et du secondaire inférieur, où les enseignants n'ont aucune
formation philosophique), tantôt un cours de philosophie (surtout pour les enseignants
qui sont philosophes de formation, et qui voit dans ce cours une occasion de faire
"enfin" de la philosophie). Or, si les philosophes peuvent éventuellement percevoir les
dimensions fondamentalement citoyennes d'un cours de philo, pour les partisans d'un
cours "de citoyenneté", en revanche, la philosophie ne s'impose guère comme outil
prioritaire et particulièrement adéquat au développement d'une citoyenneté engagée ni
d'une compréhension des institutions politiques de nos démocraties. Bref, concrètement,
la philosophie risque bien de passer à la trappe dans les premières années de formation
des élèves, et ce pendant les 6 années du primaire et les 3 années du secondaire
inférieur.
Étant donné les formations initiales différentes des enseignants des cours de CPC
et la variation de leurs options individuelles, aucun sens commun sur ces termes et le
sens de leur lien ne s'imposera. Le minimum que l'on puisse souhaiter,
c'est :
- la conscience claire de l'option choisie et son énoncé public, de façon qu'élèves
et parents puissent cerner les différences, plutôt que s'y noyer et véhiculer ainsi
l'image d'un cours dont les enjeux ne sont pas clairs ;
- que la philosophie ne s'oublie pas au profit d'une citoyenneté pensée d'une façon
très minimaliste (nous viendrons sur ce point). Mais arrêtons-nous d'abord aux
diverses compréhensions du terme "citoyenneté".
Le mot est effectivement lui aussi employé en des sens différents, selon qu'il évoque
- les comportements civiques (conçus comme des comportements qui respectent le cadre
légal de la démocratie et des droits de l'homme) ;
- la dimension critique de la réflexion et ses effets politiques (apprendre à
questionner, à percevoir les présupposés, à diagnostiquer les conséquences fonde un
certain type d'engagement citoyen, un "concernement" pour le devenir collectif, le
bien commun, la chose publique) ;
- des aptitudes humaines génériques considérées comme étant à la source de la
démocratie (la capacité à envisager le point de vue de l'autre et à se décentrer, la
capacité à gérer de façon non conflictuelle une différence de point de vue ou de
valeur, etc.).
1) La citoyenneté par l'éducation civique et morale
Dans la première compréhension de la citoyenneté comme éducation civique et morale
joue, une fois encore, la définition problématique et ambigüe de la neutralité "à la
belge", centrée autour de l'importance du respect. Être neutre, c'est "respecter"
les convictions de chacun (entendez les "orientations philosophiques" de chacun),
si du moins ces convictions sont "respectables", c'est-à-dire si
elles respectent elles-mêmes les cadres légaux de la démocratie. S'articulent ici la
liberté de conscience, conçue comme un choix personnel soustrait à l'intervention de
l'État, et l'État de droit, avec son cadre légal qui limite précisément la
liberté individuelle, notamment par la limitation du droit d'expression.
À la définition négative de la neutralité (ne pas intervenir dans les convictions
privées) correspond ainsi une définition négative de la citoyenneté
correspondant à la pensée libérale classique : la
citoyenneté est définie par le simple fait de ne pas enfreindre le cadre légal. Le lien
philosophie/citoyenneté pourrait être décodé comme une sorte de donnant-donnant
minimaliste : ok pour "ta" philosophie", si elle respecte les droits de l'homme (et
une série de préceptes à la frontière du droit et de la morale, comme l'interdit d'une
opinion raciste, homophobe, sexiste, etc.).
Cette option est massive en Belgique. Elle est encouragée par les
décrets qui encadrent l'enseignement, notamment le décret neutralité, dont l'article 3
stipule que "l'école officielle subventionnée éduque les élèves qui lui sont confiés au
respect des libertés et des droits fondamentaux tels que définis par la Constitution, la
Déclaration universelle des droits de l'homme et les conventions internationales
relatives aux droits de l'homme et de l'enfant qui s'imposent aux pouvoirs publics".
L'article 4 précise le "marché" : "L'école officielle
subventionnée garantit a` l'élève ou a` l'étudiant le droit d'exercer son esprit
critique (...) a` condition que soient sauvegardés les droits de
l'homme, la réputation d'autrui, la sécurité´ nationale, l'ordre public, la sante´ et la
moralité´ publiques".
Si cette conception de la citoyenneté est la plus répandue, c'est aussi probablement
parce qu'elle a pour elle la longue histoire des croisements entre histoire de
l'enseignement et histoire de la laïcisation, depuis la réforme de l'enseignement
engagée par Jules Ferry dans les années 1881 et 1882, qui avait pour mission de faire de
l'école un endroit qui impose la République dans les esprits.Pour
former des hommes et des femmes de valeur, c'est-à-dire "citoyens" ou "républicains",
l'enseignement de la morale et l'instruction civique ont été considérés comme
essentiels. Depuis la séparation des pouvoirs spirituels et temporels, ils ne sont plus
l'affaire de l'Église, mais bien de l'État, dans l'idée que la morale doit
devenir laïque et qu'il faut former de "bons patriotes". On trouve ainsi régulièrement
dans les manuels scolaires des chapitres sur les bienfaits de la patrie : "N'est-ce
pas un bienfait d'abord que ces sacrifices continués pendant des siècles pour vous
conserver votre patrie ? N'est-ce pas un avantage d'être ne´ en France ? C'est
un pays privilégié´ par son sol, son climat. Ce pays a toujours passe´ pour posséder
tant d'agréments que nos plus anciens écrivains l'appellent en leur vieux langage :
la doulce France. N'est-ce pas enfin un bonheur et un honneur d'avoir vu le jour dans
une nation qui a fait de grandes choses dont vous entretient son histoire ?".
L'instruction civique et morale est alors conçue comme une initiation au patriotisme. La
notion nous posant quelques soucis aujourd'hui, le nationalisme étant devenu le nom d'un
extrémisme raciste à déplorer, cette formation du sentiment patriotique s'est muée en un
respect formel du cadre démocratique et en une morale des us et coutumes qui conduisent
à respecter les normes en vigueur.
Or, l'enseignant est effectivement un fonctionnaire de l'État et il se vit
précisément comme tel lorsqu'il considère le respect des règles, des lois et des droits
essentiels comme un élément essentiel de sa mission ("dans ma classe, il est interdit
de...", "je suis le garant du respect d'un certain cadre"). Par un glissement peu
aperçu, la possibilité d'un rapport critique au droit et aux lois passe alors pour une
façon de laisser la porte ouverte au non-respect de la loi dans la classe, ce qui est
évidemment inconcevable.
Les enseignants choisissant de prioriser la "citoyenneté" par rapport à la
philosophie, et comprenant ainsi le sens du terme, proposent des cours portant
prioritairement sur l'organisation politique de la Belgique et ses institutions, sur les
droits de l'homme, le racisme, les formes de discrimination, les limites légales et
morales de la liberté d'expression, etc. Mais quelle est alors la relation de la
philosophie avec ceci ? Elle est extérieure : on impose une limite légale à la
liberté de penser et d'exprimer. On peut tout dire et penser, sauf...
On peut regretter ce minimalisme, son absence de dimensions réellement philosophiques,
c'est-à-dire de dimensions critiques: une critique des droits de
l'homme doit être possible - cette critique n'implique pas nécessairement qu'on ne les
applique pas, d'ailleurs ! Mais à tout le moins qu'on ne respecte pas les lois
en toutes circonstances et aveuglément. La critique est le point de
passage obligé d'une attitude réfléchie, qui ne vise pas tant le respect des lois que la
justice - on doit ainsi pouvoir diagnostiquer qu'une loi est injuste. C'est d'ailleurs
une question centrale en philosophie politique, depuis Socrate et Platon au moins,
ravivée nettement par Arendt et son analyse du procès Eichmann, rouage essentiel de la
machinerie nazie. Eichmann témoigne ainsi de ce qu'Arendt appelle "la banalité du mal",
dans la mesure où il n'est pas un monstre, rien d'autre qu'un type qui obéit, et suit
rigoureusement la loi. On ne peut donc lui reprocher d'être un salaud, on peut seulement
considérer qu'il n'a pas réfléchi et qu'il a suivi aveuglément, avec un certain zèle
même les ordres qui lui étaient donnés. On doit mesurer la force d'obligation d'une
telle analyse pour la philosophie dans son rapport aux lois. Le philosophe ne peut pas
se contenter d'être un fonctionnaire d'État veillant au respect du droit
établi ; il doit cultiver un rapport critique et réfléchi à la loi.
2) Une citoyenneté critique
La définition de la philosophie comme exercice critique, qui exige qu'on dépasse le
"respect" des idées, pour en examiner la pertinence, s'accompagne d'une toute autre
définition de la citoyenneté. La conquête de l'esprit critique a en effet une dimension
politique évidente : les évidences contre lesquelles cet esprit critique conduit à
lutter, sont celles qui alimentent l'organisation présente de la société. Le philosophe
doit jouer à l'égard du politique le rôle d'un taon sur la croupe d'un cheval : un
aiguillon qui ne cesse d'alerter le peuple sur les inégalités, les incohérences, les
impensés des situations que nous traversons et des choix politiques qui sont faits pour
désigner les difficultés que nous avons à résoudre et choisir les moyens de cette
résolution. Les "bons citoyens" ici ne sont pas nécessairement des citoyens respectueux
des lois et accommodants pour le pouvoir en place - la désobéissance civile
est d'ailleurs un thème du programme manifestant clairement la validité de
cette compréhension du terme "citoyen". Le citoyen qu'on vise ici à former est un
citoyen engagé politiquement, soucieux de penser avec distance les choix politiques et
le modèle de société dans lequel il vit ou veut vivre, de façon qu'il ne s'impose pas
comme une évidence ; c'est un citoyen qui table sur la réflexion pour penser les
problèmes qui se posent à nous, en dehors éventuellement des sentiers battus et des lois
actuelles.
Le cadre étatique n'est pas ici ce dans quoi on pense, et qui définit
la limite de ce qu'on est en droit de dire, mais ce qu'on pense, y
compris pour en comprendre les incohérences, en analyser les présupposés ou
diagnostiquer les injustices qu'il alimente. Les enseignants qui ont choisi de prioriser
la philosophie comme critique sont conduits alors assez naturellement à proposer des
cours de philosophie politique. Notez que le mot "politique" est
souvent préféré dans ce cas à celui, jugé trop bateau et moral, de "citoyenneté". La
politique est alors souvent un objet singulier que la philosophie se donne - on fait
dans ce cours de la philosophie politique, plutôt que de la métaphysique ou de
l'esthétique, par exemple.
Il y a toujours une opposition nette entre ces deux sens de la citoyenneté, comme il y
en avait une entre les deux premiers sens du mot philosophie. C'est une opposition
entre, d'une part, une mission d'instruction morale et politique qui fait de chacun un
citoyen qui connaît le cadre institutionnel et juridique dans lequel il vit et, d'autre
part, le développement des capacités critiques qui permettent de contrôler et de limiter
l'exercice du pouvoir au nom de ses abus et des injustices qu'il commet parfois. De
nouveau, les tenants de cette deuxième conception (les philosophes, les "académiques")
critiquent frontalement les tenants de la première : être neutre, de cette façon,
ne serait qu'une façon d'être surtout le chien de garde d'une idéologie précise,
considérée comme indiscutable : les droits de l'homme, les principes de la
démocratie, le pouvoir établi. Et philosophiquement, une telle position est proprement
indéfendable.
3) L'éducation aux valeurs citoyennes
Dans cette conception de la citoyenneté, il n'est pas nécessaire que les questions
politiques soient des objets de discussion pour créer de la citoyenneté. Celle-ci repose
sur une série de qualités génériques, définissant l'humanité propre de tout homme, et
qu'il importe de développer par la façon dont on mène la réflexion, plus que par
ses objets spécifiques. Ces qualités sont, par exemple, la capacité
d'écoute et la volonté de comprendre même et surtout les points de vue différents
(plutôt que la volonté banale d'imposer le sien comme le seul valable et de n'écouter
que pour contester ou se moquer).
Cette position, de nouveau, s'accommode des deux autres et est combinable avec
elles : d'une part, elle accepte comme une évidence le cadre légal dans lequel nous
vivons et cherche à développer des vertus de tolérance qui correspondent à la première
définition de la citoyenneté. D'autre part, elle reconnaît la philosophie comme une
forme d'éducation propre à atteindre les objectifs de décentrement, d'écoute, de
capacité de compréhension de la légitimité de points de vue opposés qui définissent les
fondements intellectuels indépassables de la citoyenneté.
Les enseignants qui partagent ce point de vue (qui paraît donc ne pas être exclusif
des autres) développent particulièrement une didactique de la discussion
philosophique, où c'est moins le contenu qui compte, que les modalités de
la discussion. Car c'est par la discussion que s'acquiert la capacité d'entendre et de
faire droit à un point de vue différent du sien ; c'est dans le climat d'écoute et
de dialogue, y compris entre "opposants", que se travaillent le plus réellement les
valeurs citoyennes qui fondent le débat public. La citoyenneté est ici appuyée sur la
capacité de se réunir collectivement et de délibérer autour d'une question qui nous
occupe.
C'est la première fois qu'une question de didactique intervient dans
cet article. Elle n'est pas sans enjeu et mériterait une réflexion plus poussée. Pour en
dire juste un mot, il nous paraît (hélas) plutôt évident qu'à ces sens différents des
termes "philosophie" et "citoyenneté" correspondent des didactiques
différentes. Les façons d'enseigner rapprochent cette fois sur le terrain
les enseignants de religion et de morale, soucieux des "Nouvelles Pratiques
Philosophiques" et particulièrement de la dimension orale qu'elles privilégient (les
méthodes de discussion philosophique privilégiée en Belgique étant premièrement la CRP,
et plus minoritairement la DVDP). L'usage de ces méthodes court toujours le risque de
placer le "respect" des idées avant leur examen rigoureux.
La didactique liée au sens 2 est en revanche plus proche des pratiques académiques
(c'est-à-dire relativement impensées...). On pourrait même soutenir que l'enjeu du refus
de la définition 1 se déplace vers le refus d'une didactique inspirée des NPP, comme si
c'était elles qui étaient à la source du dévoiement du terme philosophie. Il importe
donc très singulièrement aux didacticiens belges qui forment les enseignants de ces
cours d'être soucieux des tensions entre ces différentes définitions des termes
philosophie et citoyenneté et de proposer une didactique qui cherche à réaliser les
enjeux propres du sens 2 sans en passer pour autant par une reproduction mimétique des
pratiques académiques qui conviennent peu à la grande majorité des élèves et risquent de
leur fermer les portes de la philosophie. La question didactique crée une exigence à
l'égard des NPP : comment garantir, ou à tout le moins placer tous les garde-fous
possibles, pour qu'une discussion philosophique ne soit pas une addition d'avis qu'on
doit respecter, aussi peu fondés et rationnels soient-ils ?
Conclusion
Les trois sens des termes "philosophie" et "citoyenneté" isolés dans cet article le
sont en réalité depuis une pratique de terrain, davantage que depuis la
lecture de textes juridiques encadrant les différents cours. En tant que formatrice
d'enseignants (des cours dits philosophiques pendant une dizaine d'années et, depuis
deux ans, du cours de philosophie et citoyenneté), j'ai en effet rencontré des
enseignants répondant aux profils esquissés dans cette réflexion, que j'ai tenté ici de
cerner mieux, et de comprendre plus finement par l'histoire institutionnelle et
juridique qui encadre la création de ces différents cours et en définit les objectifs
propres. J'ai en réalité proprement butté sur un certain nombre de réflexes
professionnels qui me paraissaient étrangers non seulement à la définition de la
philosophie que je me faisais, mais surtout à sa pratique réelle. Et j'ai ensuite
cherché ce qui pouvait les expliquer ou, plus activement même, les fabriquer.
Le souci qui anime cette réflexion est alors double : tout d'abord, me mettre au
clair sur les confusions qui peuvent régner dans la compréhension des différents termes
en jeu, dans les objectifs différents que les enseignants de ses cours peuvent du coup
leur donner ; ensuite, prendre une position explicite quant aux sens des termes
"philosophie" et "citoyenneté" qui me paraissent légitimes et qui définissent des
objectifs qu'on peut donner à ces cours sans les trahir.
Vous l'aurez sans doute compris, seuls les sens 2 et 3 sont à mes yeux acceptables.
Car on ne peut s'en tenir au relativisme d'une philosophie définie par le seul point de
vue individuel de chacun, qu'on devrait tellement "respecter", qu'on ne pourrait plus le
soumettre à l'examen critique. Aucun travail n'est alors possible et on renonce à
moduler un rapport premier d'adhésion impensé à son avis propre, et ce, aussi mal
informé ou rempli de préjugés soit-il. C'est proprement intolérable.
De la même façon, une définition de la citoyenneté par le respect du cadre légal est
trop minimaliste et ne donne aucun objectif réellement éducatif à ce nouveau cours. Elle
introduit par ailleurs l'idée fausse que la citoyenneté serait liée au respect des lois
- comme si tout délit enlevait pour celui qui le commet la qualité de citoyen. Elle
empêche surtout un examen nécessaire des lois sous l'angle de la légitimité et un examen
de la réelle portée démocratique de notre organisation politique, examen qui est selon
moi au fondement d'une citoyenneté plus engagée, parce qu'elle réclame notamment une
participation plus directe aux questions politiques et sociales que ne le permet la
démocratie représentative qui est la nôtre.
Cette prise de position en faveur de certains sens des termes en question est
une position de principe. Une autre approche est possible, plus
soucieuse de l'usage stratégique de ces définitions. Dans le réseau
libre (très majoritairement catholique), l'enjeu est d'expliquer la parenté entre les
cours de religion catholique tels qu'ils étaient enseignés jusqu'alors et le nouveau
référentiel d'EPC. Il est assez normal ainsi que s'impose une vision irénique (la
version 3) qui cherche à légitimer le choix de ne pas créer de cours spécifique, pour
montrer au contraire combien les enjeux de ce nouveau cours recoupent en réalité ceux du
cours qui a été maintenu et sert de cadre privilégier à l'enseignement transversal de la
philosophie et citoyenneté. Si nous sommes d'accord avec l'analyse déployée, nous ne
pouvons cependant que regretter la dissémination de fait dont la philosophie fait ici
les frais. Il s'agirait de montrer la parenté entre une approche philosophique et
théologique du monde et de nous-mêmes pour mieux écarter un cours de
philosophie.
La question s'est posée tout autrement pour l'enseignement officiel, où l'une des deux
heures des cours dits philosophiques a été remplacée par une heure obligatoire du cours
de philosophie et citoyenneté (la deuxième heure restant au libre choix des élèves, soit
une deuxième heure de CPC, soit d'un autre cours de religion ou de morale). Ce qui
frappe ici plutôt, c'est le forcing qui a été fait pour calquer le programme du nouveau
cours sur celui de morale. C'est la raison pour laquelle il n'est en revanche
fait aucune place à l'enseignement de l'histoire de religion, et ce
contre l'avis du législateur, qui l'avait recommandé dans son
décret du 22 octobre 2015, lequel fixait les objectifs de ce nouveau cours, à commencer
par "la connaissance, dans une perspective historique et sociologique, des différents
courants de pensée, philosophies et religions". On peut regretter ainsi
l'absence de voix dans l'élaboration de ce nouveau programme des enseignants du cours de
religion islamique, pourtant majoritairement suivi dans l'officiel. C'est comme si l'on
s'était contenté de réduire le temps d'exposition des élèves à un enseignement jugé
problématique par le défaut de formation de ses enseignants et le manque d'encadrement
dont le cours de religion islamique faisait l'objet.
Outre cet sorte d'"oubli" de la question légitime de savoir quel rôle au juste l'école
doit avoir dans la formation religieuse de ces élèves musulmans et des autres religions
minoritaires, le danger de cette confusion entre l'ancien cours de morale et le nouveau
cours de philosophie et citoyenneté est double ; il est juridique et philosophique.
Le manque de neutralité des enseignants du cours de morale, reconnus par la cour
constitutionnelle comme étant à l'égal des cours de religion un cours engagé, fût la
raison de l'arrêt contraignant la Communauté Française à l'organisation d'un système de
dispense. Cependant, un motif financier a conduit celle-ci à attribuer prioritairement
le nouveau cours aux titulaires des cours dits "philosophiques", de façon que la
réduction du volume horaire de leur cours n'ait aucune incidence sur leur emploi. Cette
option rend singulièrement malaisée la garantie de la neutralité de l'enseignant
pourtant à l'origine de sa création. Comment ces titulaires recrutés en vue de dispenser
un cours engagé vont-ils être miraculeusement "convertis" en enseignants neutres ?
La question est délicate aussi du point de vue des sens du terme philosophie :
comment des enseignants habitués à "respecter" toutes les "orientations philosophiques"
vont-ils pouvoir mener avec leur élève un travail critique sur les idées ?
Le deuxième danger est corrélatif du premier, et il concerne les sens 2 et 3 des mots
"philosophie" et "citoyenneté", qui nous ont parus les seuls défendables, car la
mainmise des enseignants et inspecteurs de morale sur ce nouveau cours nous semble
entraîner une domination larvée du sens 1, contre laquelle doivent sans cesse se battre
des formateurs soucieux de ne perdre ni une définition et une pratique exigeante de la
philosophie, ni une formation à la citoyenneté qui repose sur une conscience élargie des
questions de société qui se posent à nous.
Diotime, n°83 (01/2020)