Dossier - Philosophie et citoyenneté : 17èmes Rencontres sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques
Comment le fait d'associer philosophie et citoyenneté modifie la conception de la
philosophie et vice versa ?
Anne Staquet, professeur de philosophie à l'Université de Mons
Introduction
Jusqu'à il y a peu, avec la Pologne, l'Irlande et le Royaume-Uni, la Belgique faisait
partie de ces rares pays d'Europe pour lesquels, dans l'enseignement secondaire, aucun
cours de philosophie n'était organisé, que ce soit de manière obligatoire ou
optionnelle. L'introduction de ce cours n'est nullement due à une prise en compte de
l'importance de la philosophie dans l'éducation, mais, comme l'a montré Anne Herla dans
son article, le résultat d'un ensemble de forces souvent opposées et de facteurs divers.
Ainsi, l'opposition de parents à l'obligation de choisir entre un cours de morale laïque
et un des cours de religion a été un facteur déclencheur déterminant. Le fait que des
attentats terroristes ont eu lieu récemment en Europe a aussi motivé le politique a
vouloir introduire un cours qui pourrait constituer un pare-feu face aux dangers de
radicalisation des jeunes. Et bien entendu, les départements de philosophie des
universités belges y ont vu une opportunité à la fois par conviction de l'intérêt de la
philosophie, mais aussi pour constituer un débouché pour leurs étudiants et, de ce fait
sans doute augmenter le nombre d'étudiants s'inscrivant en philosophie à l'université.
Le résultat de ces facteurs étrangers et de ces diverses forces vient d'aboutir à
l'introduction au premier septembre 2016 pour le primaire et 2017 pour le secondaire,
d'un cours de "philosophie et citoyenneté". Les élèves de primaire et de secondaire du
réseau officiel ont désormais une heure de philosophie et citoyenneté obligatoire. Et
les parents (puisque c'est l'un des rares cours pour lequel le choix revient aux
parents) ont désormais le choix entre une heure supplémentaire de philosophie et
citoyenneté ou une heure de morale ou d'une religion.
Le nouveau-né pourrait bien s'avérer de l'ordre d'un monstre de nature chimérique.
Qu'ont en commun en effet la philosophie et la citoyenneté ? Il y a en tout cas
autant de choses qui les opposent que d'autres qui les rapprocheraient. Si on a pu
imaginer des cours "d'étude du milieu" reprenant au premier degré une "Formation
historique et géographique comprenant la formation à la vie sociale et économique", on
imagine mal un cours de math-français ou un cours d'art et sciences. La question qu'il
s'agit donc de se poser est de se demander à quel type de chimère on a affaire en
"philosophie et citoyenneté". S'agit-il de deux disciplines ayant suffisamment en commun
pour justifier un rapprochement ou a-t-on, au contraire, affaire à des matières dont les
objets ou les méthodes s'opposent ou diffèrent si fortement que l'association va les
handicaper plutôt que les renforcer ? Et quels effets, pour chacune des
disciplines, le rapprochement va-t-il produire ?
Avant d'aborder cette question, notons déjà que ce regroupement de l'histoire-géo sous
un cours d'étude du milieu n'était que destiné aux deux premières années de
l'enseignement secondaire et, qui plus est, dans l'enseignement catholique, alors que le
cours de philosophie et citoyenneté est réservé à l'enseignement officiel, mais surtout
qu'il n'est pas une introduction ou un éveil, mais va garder ce nom et surtout cette
union durant 12 années : de la première primaire à la sixième secondaire. Il ne me
semble pas que d'autres cours aient ces mêmes caractéristiques d'associer durant tout le
cursus scolaire obligatoire deux disciplines distinctes.
Ce que je me propose de montrer dans ce texte, c'est :
- qu'il s'agit d'une étrange chimère et non du rapprochement de deux notions ayant
réellement de profondes affinités
- que, pour le secondaire supérieur, cette association étrange peut constituer une
chance, pour autant qu'elle soit réellement pensée et ne se limite pas à un
compromis entre les exigences d'un cours de philosophie et celle d'un cours de
citoyenneté. Cela m'amènera à réfléchir tout particulièrement sur les différentes
conceptions que peut avoir la notion de philosophie.
I) Philosophie et citoyenneté : une alliance chimérique ?
Apportons d'emblée deux précisions. Si je peux considérer que c'est une chance pour
les étudiants et pour les enseignants, comme pour l'enseignement de la philosophie, ce
n'est pas pour des raisons factuelles. Autrement dit, ce n'est pas parce que, sans cela,
il est fort à parier qu'il n'y aurait pas eu d'enseignement de la philosophie dans le
secondaire supérieur ou seulement dans de nombreuses années. Par ailleurs, cette chance
n'est concevable que dans de bonnes conditions, c'est-à-dire si l'enseignant réfléchit
réellement à cette association et à ce qu'elle implique pour son enseignement et s'il ne
se dit pas, comme c'est hélas souvent le cas, qu'il peut donc choisir de donner un cours
de philosophie ou un cours de citoyenneté selon ses affinités et ses compétences.
Le danger d'un tel choix est d'autant plus important en Belgique pour diverses
raisons. D'abord, la matière est nouvelle et n'a jamais été enseignée comme telle ni
dans le secondaire ni à l'université, de sorte que les enseignants risquent de se
référer aux cours qu'ils ont eus et dont sont issus ces cours, soit un cours de morale,
soit un cours de religion, soit encore les cours de philosophie tels que les ont suivi
la plupart des professeurs lorsqu'ils étaient étudiants à l'université. Parallèlement,
les enseignants qui sont les premiers à donner ce cours et qui ont accès au certificat
universitaire pour obtenir le titre requis et être nommés dans cette matière sont les
enseignants qui donnaient (et parfois donnent encore) les cours de morale laïque ou les
cours de religion (quelle que soit la religion) et qui ont fait la demande pour
désormais enseigner le cours de philosophie et citoyenneté. L'esprit qui préside à un
tel choix est que ces cours passant à une heure par semaine au lieu de deux, ces
enseignants risquent de perdre des heures de cours, ils sont donc prioritaires. Ajoutons
encore que, après la mesure transitoire qui permet à tous ceux qui enseignent ou ont
enseigné les cours dits philosophiques de morale et de religion, pourront donner ce
cours dans le secondaire supérieur non seulement les personnes formées en philosophie,
mais également celles qui ont obtenu un diplôme de master en sociologie, en droit, en
sciences politiques, en sociologie et anthropologie et en éthique. Enfin, les manuels
existants sont essentiellement dans le domaine de la philosophie et leur approche est
soit celle de l'histoire de la philosophie soit celle des notions philosophiques, et
cela vaut tout particulièrement pour le domaine francophone.
Commençons par une démonstration par l'absurde. Imaginons ce qu'auraient donné dans le
secondaire supérieur un cours de philosophie et un cours de citoyenneté, si leur
enseignement était disjoint. Pour le cours de philosophie, calqué très certainement sur
ce qui se fait en France, il aurait essentiellement consisté soit en un enseignement de
l'histoire de la philosophie, soit en un enseignement des grandes notions philosophiques
à partir des auteurs, des textes et/ou dans une perspective historique. Pour ce qui est
du cours de citoyenneté, il serait certainement devenu soit un cours sur les
institutions démocratiques de nos sociétés, soit un cours de civisme, c'est-à-dire un
cours de morale au sens où on l'entend généralement ailleurs qu'en Belgique, un cours
qui incite les jeunes à adopter certains comportements en société - et tout
particulièrement le respect des avis différents pour autant qu'ils restent dans le cadre
de la démocratie et des lois. Autrement dit, dans un cas, on aurait eu un cours de
nature cognitive (connaître l'histoire de la philosophie, le sens et la filiation des
concepts) dans l'autre soit un cours cognitif sur les institutions soit un cours
indirectement prescriptif, exposant les raisons pour lesquelles tel comportement est
requis et tel autre à proscrire. D'ailleurs, ces deux conceptions d'un cours de
citoyenneté ne s'opposent nullement et il est plus que probable que, à des degrés
divers, chaque enseignant intègre au moins un peu chacun de ces aspects de civisme et
d'étude des institutions démocratiques. Les écueils de ces deux conceptions du cours
sont nombreux. Le danger est réel d'en faire quasiment un cours de droit ou de politique
institutionnelle ; il l'est tout autant de confondre le respect des avis d'autrui
avec la tolérance de tous les avis dans une perspective si relativiste qu'il n'est plus
possible de réellement discuter. Ce même respect des avis d'autrui peut aussi facilement
déboucher sur une tolérance qui se focalise en fait sur les opinions bien pensantes,
autrement dit celles qui ne vont jamais déranger personne. Certaines conceptions de la
neutralité vont vers ces travers qui étonnamment ne s'excluent pas.
Or, tous ces cours deviennent normalement impossibles si on maintient ensemble l'idée
de faire un cours de "philosophie et citoyenneté" et pas un cours de philosophie et un
cours de citoyenneté. Bien sûr, rien n'empêche à un enseignant de diviser son cours et
de faire successivement l'un puis l'autre, mais, comme je l'ai dit, j'envisage le cas
idéal d'un enseignant réfléchissant à l'articulation. Comme il s'agit d'une chance, il
n'y a aucune nécessité à ce qu'elle soit saisie. Toutefois, elle peut l'être.
Pour réfléchir à l'articulation, l'enseignant va devoir commencer par envisager les
divers sens des notions en présence pour voir celles qui peuvent s'accorder ou non.
C'est en cela que l'association des termes "philosophie" et "citoyenneté" est
intéressante, dans la mesure où elle favorise certaines conceptions et en élimine
d'autres. Le lecteur pourra constater qu'elles rejoignent assez largement celles mises
en évidence par le texte de Gaëlle Jeanmart. Nonobstant cette similarité générale, qui
n'exclut pas non plus certaines divergences (que je signalerai), il ne me semble pas
souhaitable de reprendre purement et simplement les définitions exposées dans l'article
précédent, d'une part, parce que j'envisage ici ces définitions purement dans une
perspective didactique et, d'autre part, parce que, s'il s'agit de former à la
philosophie, mieux vaut que chacun s'exerce à conceptualiser et qu'il est par conséquent
plus pertinent de proposer plusieurs conceptions qu'une seule, laquelle aurait tendance
à être adoptée comme la vérité ou la définition à accepter.
II) Trois sens de philosophie
Il me semble aussi que l'idée de philosophie se décline en trois sens différents.
A) Le premier est le sens commun, qui fait de la philosophie le
simple fait d'avoir une opinion, un avis sur le monde ou sur divers sujets. En ce sens,
non seulement la philosophie est commune à chacun au point qu'on pourrait avoir
l'impression qu'il est quasiment impossible de ne pas avoir de philosophie, mais il faut
se demander dans quelle mesure une discipline comme la philosophie est possible. La
collecte des opinions les plus généralement partagées dans une société donnée à un
moment particulier pourrait-elle constituer la matière de la philosophie ? Dans ce
cas, la propagande ou les idéologies joueraient un rôle déterminant et constitutif de la
philosophie, ce qui pose évidemment d'insolubles problèmes. Au lieu de s'accorder sur
les opinions les plus populaires, faut-il plutôt récolter toutes les opinons possibles,
au risque de voir la discipline exploser et ne plus pouvoir être structurée ? Et
comment concilier ces opinions avec l'histoire de la philosophie et les réflexions des
courants philosophiques, voire des principaux philosophes ? Comme on le voit, cette
définition, pourtant la plus répandue parmi le grand public pose de sérieux problèmes.
Loin de se solutionner, ces problèmes deviennent particulièrement aigus lorsqu'on pense
à un cours de philosophie. Que pourrait-il signifier dans ce sens ? La seule
manière de concevoir un cours de philosophie serait alors un cours où chacun peut
s'exprimer sur différents sujets d'actualité. On rejoindrait certes par là un sens aussi
très général de la citoyenneté, comme simplement lié à l'actualité. Toutefois, l'intérêt
d'un tel cours est difficile à imaginer. En effet, en ce sens, impossible de discuter
réellement des avis des uns et des autres, puisque chacun a le droit à avoir ses propres
opinions sans même que ce droit ne soit assorti d'un devoir de fonder lesdites opinions
ou de les justifier. Dans cette perspective, le cours de philosophie serait quasiment un
"cours de rien", puisque l'idée même de cours serait impossible. À part proposer
les sujets de discussion et assurer la convivialité des débats, on voit mal ce qu'un
enseignant pourrait faire de plus dans une salle de cours que ce qui se fait, sans lui,
dans un cercle lors des récréations ou lors qu'une discussion entre amis ou entre vagues
connaissances au bistrot du coin. Ce sens doit donc être éliminé de ceux qui permettent
de penser un cours de philosophie.
B) Le second sens de la notion de philosophie est celui d'une forme
de sagesse liée aux grandes questions, aux valeurs, au sens que revêt le monde ou
l'existence. Ici, la notion dépasse l'avis strictement privé. Les valeurs se discutent,
se confrontent, s'acceptent ou non selon les choix de société, les régimes politiques et
elles déterminent les prises de position de chacun. C'est le troisième sens que relève
Gaëlle Jeanmart dans son texte, celui qu'elle nomme "herméneutique du réel". Je préfère
lui accorder la deuxième position, car il peut encore aisément être compris par le grand
public et il peut être saisi comme un élargissement ou un décentrement du premier sens.
Autant le premier sens était refermé sur l'individu, autant celui-ci considère
l'individu en société. Il a de ce fait une dimension politique, au sens premier du
terme. Ici, les conceptions du monde, des grands problèmes se confrontent pour chercher
ensemble des prises de position acceptables ou non.
Cette seconde signification peut tout à fait se concevoir dans le cadre d'un cours. Il
s'agit dans celui-ci non pas tant de confronter les avis des uns et des autres, mais de
revenir aux valeurs fondamentales qui les déterminent, afin de les articuler les unes
aux autres en tenant compte des enjeux de société, mais aussi des conséquences des
diverses prises de position. Cela implique de questionner les valeurs et les modèles de
société. Selon que l'on fait de telle ou telle valeur la clé de voûte de l'édifice
social, on aboutira à des modèles de société différents. On peut même, pour mettre cela
en évidence, faire référence aux grands courants de la philosophie ou à quelques auteurs
clés.
C) Quant au troisième sens, la philosophie ne consiste pas tant en
un élargissement des opinions, mais en une opposition à celles-ci. C'est la dimension
radicalement critique de la philosophie, celle qui ne revient pas à réduire la notion de
critique aux "conditions de possibilité" d'un savoir, mais qui consiste à penser à
contre-courant et même à mettre en cause systématiquement et avec méthode les valeurs et
les fondements d'une société. Cette conception de la philosophie comme opposée à la doxa
est peut-être celle qui traverse le plus l'ensemble de l'histoire de la philosophie.
Elle est déjà présente chez Socrate, qui questionne et ébranle les certitudes de ses
interlocuteurs ; elle l'est toujours chez Deleuze, qui défend l'idée d'une
philosophie comme fondamentalement intempestive : "C'est pourquoi la philosophie a,
avec le temps, un rapport essentiel : toujours contre son temps, critique du monde
actuel, le philosophe forme des concepts qui ne sont ni éternels ni historiques, mais
intempestifs et inactuels." Même si on la retrouve à toutes les époques chez de nombreux
grands philosophes, je ne soutiendrais pas, comme Gaëlle Jeanmart, qu'il s'agit d'un
sens académique. L'université est une institution comme une autre et, en ce sens, elle
cherche à ne pas faire de vagues et à s'accorder avec son temps. En outre, la plupart
des grands philosophes ont pensé contre les institutions académiques de leur temps et se
sont positionnés en dehors de celles-ci. Comme le dit Deleuze dans le même texte, à
propos du philosophe : "On en fait un sage, lui qui est seulement l'ami de la
sagesse, ami en un sens ambigu, c'est-à-dire l'anti-sage, celui qui doit se masquer de
sagesse pour survivre. On en fait un ami de la vérité, lui qui fait subir au vrai
l'épreuve la plus dure, dont la vérité sort aussi démembrée que Dionysos :
l'épreuve du sens et de la valeur. L'image du philosophe est obscurcie par tous ses
déguisements nécessaires, mais aussi par toutes les trahisons qui font de lui le
philosophe de la religion, le philosophe de l'État, le collectionneur des valeurs
en cours, le fonctionnaire de l'histoire". Le philosophe se trahit s'il devient le
fonctionnaire de l'État. Il doit se déguiser de la sorte pour survivre en société,
mais ne doit pas renoncer à son rôle fondamentalement dérangeant.
On peut dès lors se demander si cette conception de la philosophie peut s'accorder
avec l'idée même d'un cours de philosophie. La négative semble évidente. Comment
imaginer qu'une institution aussi reproductrice de la société que l'est l'enseignement -
même si on prétend systématiquement le contraire, les travaux de sociologie de
l'éducation montrent que l'école est de moins en moins un moteur d'ascension sociale et
de plus en plus un facteur de reproduction des inégalités sociales - puisse réellement
vouloir introduire en son sein un cours allant à l'encontre des valeurs partagées.
Pourtant, la réponse n'est peut-être pas aussi évidente qu'elle n'y paraît. En effet, si
on veut éviter qu'un cours de philosophie ne devienne un manuel, voire un catéchisme de
bien-pensance, peut-être faut-il accorder une place à la fonction critique de la
philosophie. En outre, comme l'a bien montré Deleuze, le philosophe doit se travestir
pour pouvoir agir en société. Pourquoi dès lors ne pas imaginer que le rôle d'enseignant
de philosophie soit un déguisement intéressant pour le philosophe ? Le rapport aux
grands auteurs et aux textes peut en effet s'accorder avec le second sens de la notion
de philosophie, mais aussi permettre de jouer sur deux tableaux : celui, que pour
ma part j'aurais tendance à qualifier d'académique, du simple questionnement des valeurs
et des modèles de société et celui où la notion de questionnement peut aller jusqu'à la
mise en question des valeurs et des modèles de société. Peut-être que les deux derniers
sens ne peuvent totalement se passer l'un de l'autre. En effet, le premier risque sinon
de n'être qu'un outil de bien-pensance ou une simple réflexion pour permettre aux points
de vue individuels de s'accorder, voire de se justifier, sans réellement se questionner
et le second risque de ne pas trouver place en société et particulièrement dans
l'enseignement.
III) Conceptions de la philosophie et cours de citoyenneté
Reste maintenant à voir comment ces diverses conceptions s'accordent avec les
conceptions d'un cours de citoyenneté et, plus précisément, comment le fait d'accoler
les deux notions au sein d'un même cours peut parvenir à éliminer certains sens voire à
déplacer les frontières.
A) Le premier sens de la philosophie, comme les diverses opinions
d'une personne, s'accorde mal avec l'idée d'un cours de philosophie et citoyenneté.
D'une part, on l'a vu, ces opinions individuelles ne permettent ni une discussion réelle
de celles-ci ni de faire bouger les lignes, puisqu'elles sont considérées comme à
accepter telles quelles au nom du respect de chaque avis. Un cours n'y a pas sa place.
En outre, l'idée de citoyenneté ne s'y accorde guère mieux, car celle-ci implique à tout
le moins une prise en considération du fait que l'on vit en société et que toutes les
opinions ne sont pas forcément acceptables. Dans chaque pays, des limites sont données à
la liberté d'expression sous forme non de morale, mais de lois. Dans cette perspective,
un cours de citoyenneté comprenant une approche des institutions démocratiques devrait à
tout le moins s'opposer à cette conception de la philosophie comme une doxa
individuelle. On peut donc en conclure que, dans ce cadre d'un cours de philosophie et
citoyenneté, trois raisons s'opposent à cette conception de la philosophie : le
fait qu'il ne puisse y avoir de cours, le fait qu'il ne puisse être question d'échanger
et de questionner les conceptions individuelles dans une perspective du vivre ensemble
et le fait que les démocraties établissent des limites à l'expression de certaines
idées. Que l'on ne partage pas ces limitations ne résout rien, puisqu'il s'agit dans
tous les cas de prendre en compte le point de vue des autres et de la société.
B) Le second sens du terme de philosophie, celui qui prend en compte
la dimension politique et questionne les valeurs et les modèles sociétaux est
certainement celui qui s'accorde le mieux avec l'idée d'un cours de philosophie et
citoyenneté. En ce sens, en effet, la citoyenneté est immédiatement présente. Elle peut
se concevoir aussi bien dans ses deux sens en apportant une information sur les
institutions démocratiques et en tenant compte de la tolérance et de l'écoute de l'avis
des autres dans une perspective commune. Par contre, dans cette perspective, on peut se
demander ce que le rajout du terme "citoyenneté" à celui de "philosophie" apporte. La
philosophie conçue de cette manière est déjà de la citoyenneté. Au mieux, on peut se
dire qu'il empêche de concevoir un cours concentré sur l'histoire de la philosophie et
demande que les problèmes étudiés soient liés à l'actualité ou aux questionnements
actuels. Mais ces éléments sont déjà présents dans cette conception de la philosophie
comme "herméneutique du réel", pour reprendre l'expression de Gaëlle Jeanmart. En outre,
on l'a esquissé, cette conception de la philosophie, pourrait très facilement se
transformer en bien-pensance ramenant quelques conceptions acceptables et qui doivent
permettre de s'accorder les unes avec les autres et en excluant d'autres.
C) Le troisième sens de la philosophie comme réflexion de nature
fondamentalement critique s'accorde sans doute plus difficilement avec les conceptions
d'un cours de citoyenneté. En effet, on comprend, vu la conception que Socrate avait de
son rôle comme celui d'un taon qu'une partie de ses concitoyens aient voulu le réduire
au silence. Et Deleuze a bien mis en évidence comment le philosophe doit
systématiquement aller contre la doxa de son temps, ce qui signifie entre autres
qu'aujourd'hui il doit mettre en question non seulement l'enseignement, mais également
les autres institutions et idées partagées telle la démocratie ou les droits de l'homme,
pour rester dans les domaines les plus évidents d'un cours de citoyenneté. Il est fort à
parier que si le politique avait en tête cette conception de la philosophie, il n'aurait
jamais mis en place un tel cours, d'autant que le principal but de ce cours était de
faire barrage au radicalisme pour permettre à la démocratie de mieux fonctionner.
Mais les deux notions ne sont pas non plus incompatibles. Dans ce cas, le cours
implique que les mécanismes de nos démocraties soient non seulement étudiés, mais aussi
critiqués ; autrement dit qu'on en étudie les enjeux, les causes et les
conséquences, mais aussi qu'on aille jusqu'à se questionner sur les limites du modèle
démocratique dans nos sociétés, qu'on se demande si ce modèle a encore du sens dans des
sociétés où les médias de masse permettent l'usage de la propagande à grande échelle,
par exemple. Or, une fois pensé en ces termes, on comprend qu'une telle approche de la
philosophie est tout à fait compatible avec l'idée de la citoyenneté, mais pas forcément
de toute conception de la citoyenneté. Si le cours de citoyenneté revient à prescrire,
même indirectement, les comportements acceptables en société, sans les questionner, il
est clair qu'il devient incompatible avec cette conception de la philosophie. Concevoir
de la sorte la philosophie implique donc aussi de modifier l'approche citoyenne du
cours. Dans cette perspective, la philosophie bien plus qu'un objet devient
véritablement une méthode.
On peut en revanche se demander si une telle conception d'un cours de philosophie et
citoyenneté reste en accord avec les objectifs de l'instauration d'un tel cours. Il
semble à tout le moins s'opposer à l'objectif politique. La seconde conception de la
philosophie, justement parce qu'elle court le risque de renforcer la bien-pensance et le
moralisme ambiant, semble bien mieux appropriée à cet objectif. Comment comprendre en
effet qu'un cours fondamentalement critique à l'égard notamment des institutions
démocratiques les renforce et s'oppose aux radicalismes ? On pourrait même imaginer
qu'elle affaiblisse la démocratie en la critiquant. En fait, cela dépend surtout de ce
qu'on entend par démocratie. Si l'essence de la démocratie s'incarne dans les
institutions, il se pourrait bien, en effet, qu'un tel cours ne la renforce nullement.
Si cependant, la démocratie est conçue sur le mode du débat et comme devant se repenser
sans cesse, ce type de cours de philosophie correspondra exactement à l'objectif.
Évidemment, ça implique de prendre le risque de mettre en cause la démocratie et
nos institutions. Mais cela a l'avantage non négligeable d'éviter la bien-pensance ou le
moralisme. Or, si ceux-ci fonctionnent dans la plupart des cas pour éviter l'extrémisme,
ils sont absolument inefficaces face au danger de radicalisation. Ce n'est en effet pas
en affirmant et en faisant voir que certaines attitudes sont mauvaises que celui qui les
développe va changer, d'autant qu'il suffit à d'autres de connoter positivement ces
mêmes attitudes pour éventuellement renverser les choses. En outre, celui qui aura
appris à fondamentalement mettre en question a bien peu de chance de tomber dans le
radicalisme, dans la mesure où celui-ci fonctionne sur des réponses fortes et simples et
ne permet pas le questionnement, encore moins comme méthode systématique.
Conclusion
Le cours de philosophie et citoyenneté ne peut s'accorder avec le sens commun de la
philosophie comme ensemble des opinions. Il peut, cependant, se concevoir selon deux
conceptions de la philosophie, aussi bien comme "herméneutique du réel" que comme
critique fondamentale de nos sociétés et de leur fonctionnement. Il est sans doute plus
facile à donner dans la première conception. En revanche, il ne me semble ne répondre
alors qu'en partie aux objectifs qui président à son instauration, alors que sous le
modèle d'une méthode fondamentalement critique, il devrait pouvoir répondre aux diverses
raisons de sa mise en place.
Diotime, n°83 (01/2020)