Réflexion
Qui peut démocratiser la philosophie avec les enfants ?
Yann Mouvet, animateur de Philosophie pour les enfants au sein de l'association des
Francas, titulaire d'une maîtrise de philosophie à l'Université Paris 1
Panthéon-Sorbonne
Introduction
La philosophie pour les enfants naît aux Etats-Unis dans les années 1970, sous
l'impulsion du philosophe Matthew Lipman. En France, il faudra attendre la fin des
années 1990 et Michel Tozzi pour que cette pratique trouve une certaine audience. L'été
2016, à la suite d'une année de philosophie et méditation avec les enfants, Frédéric
Lenoir fonde l'association SEVE (Savoir-Être et Vivre Ensemble) et se donne cet
objectif : "Comment faire durer cette expérience et la rendre possible dans toutes
les écoles ?"1. Notre réflexion est une humble contribution
qui tente de répondre à cette question. L'aura médiatique de Frédéric Lenoir lui a
permis non seulement de rassembler tous les grands acteurs2
francophones de la philosophie avec les enfants, mais également d'entamer un dialogue
avec le Ministère de l'Éducation Nationale, représenté par la Ministre elle-même,
Madame Najat Vallaud-Belkacem, ou l'Inspecteur Général de l'Éducation Nationale en
Philosophie Abdennour Bidar. Ce rassemblement et cette effervescence autour de la
philosophie avec les enfants est une situation sans précédent et peut-être éphémère.
C'est pourquoi, il est essentiel de profiter de la conjoncture actuelle pour que la
philosophie avec les enfants connaisse une démocratisation durable.
Les décisions stratégiques qui sont prises en ce moment sont cruciales puisque les
conditions pour introduire la philosophie dans les écoles n'ont jamais été aussi
favorables. De plus les élections présidentielles de 2017 laissent planer une
incertitude quant au devenir de ce projet. Aussi notre analyse tente de cerner les
enjeux actuels concernant la démocratisation de la philosophie pour les enfants, et ce
sur le long terme. Or qui dit "démocratisation" dit : (presque) partout, et gratuit
(pour les enfants et les familles). Et qui dit "long terme" dit : régulier et
durable.
Nos enquêtes de terrain furent le fil conducteur de nos recherches, car nous pensons
que la philosophie pour les enfants existe avant tout par les ateliers qui lui donnent
corps ; les théoriciens lui donnent forme et les praticiens lui donnent vie. Nous
avons donc questionné les praticiens (dont je suis) afin de mieux cerner les difficultés
réelles qu'ils peuvent rencontrer. Certains trouvent des obstacles en amont qui leur
verrouillent l'accès aux écoles. Pour d'autres le risque se situe en aval, car le
contexte et les conditions sclérosantes dans lesquels ils doivent pratiquer les poussent
progressivement à abandonner les ateliers de philosophie. Mais qui sont donc ces
praticiens3, et parmi eux, qui pourrait véritablement
développer la philosophie avec les enfants ?
1) Les animateurices4
Au vu du nombre considérable d'animateurices (près de 1200 en 2016-2017) que
l'association SEVE est en train de former, en toute logique, nous avons commencé par
envisager la démocratisation de la philosophie pour les enfants par les animateurices.
Une fois formés, où peuvent-ils mettre en place des ateliers de philosophie ? Deux
options s'offrent à eux, qui peuvent être conciliables : soit ils demandent à
intervenir sur les temps scolaires, soit ils peuvent se diriger vers les temps
périscolaires.
1.1 Des ateliers sur les temps scolaires
Quelle est la démarche que l'animateurice doit entreprendre s'il veut intervenir dans
une classe du primaire ? Tout d'abord il doit s'adresser au directeurice et lui
exposer son projet. Si ce dernier est intéressé, il missionne l'enseignant de la classe
en question afin de formuler une demande officielle à l'inspecteur. Puis l'inspecteur
choisit alors de valider ou refuser le projet.
Cette démarche présente déjà l'inconvénient pour l'enseignant de devoir effectuer des
démarches administratives pesantes5, qui le rebutent et le poussent
à déclarer forfait s'il n'est pas suffisamment motivé. Mais le principal frein vient
plutôt du faible budget que détiennent les inspecteurs pour ce type de projet. La
philosophie avec les enfants prend tout son sens pédagogique lorsqu'on donne le temps
aux enfants de pratiquer régulièrement, afin qu'ils apprennent à discuter ensemble, et
qu'ils puissent acquérir les compétences propre au philosopher6.
À supposer que l'inspecteur soit favorable au projet, il n'aura certainement pas
les fonds nécessaires pour valider un projet sur le long terme. Or les interventions
ponctuelles ne peuvent apporter aux enfants ce qu'une pratique régulière ancre
durablement chez eux.
Les animateurices sont donc laissés aux portes des classes s'il veulent proposer un
travail sur le long terme, à moins que les conditions budgétaires soit très favorables,
ou que l'animateurice intervienne bénévolement. Si on mise sur des budgets élevés, la
plupart des écoles seraient donc immédiatement exclues des ateliers de philosophie, et
donc c'est le critère de la démocratisation qui n'est pas rempli. Quant aux
animateurices bénévoles, cela concernerait ceux qui ont à la fois suffisamment d'argent
pour ne pas être rémunérés, et à la fois suffisamment de temps pour intervenir en pleine
journée (souvent entre 8h30 et 15h), ce qui est généralement incompatible par ailleurs
avec un emploi à plein temps. Envisager que les animateurices exercent bénévolement est
une possibilité qui concernerait seulement un petit nombre de personnes et qui serait
peu pérenne.
1.2 Des ateliers sur les temps périscolaires...
Comment l'animateurice doit-il s'y prendre s'il veut mettre en place des ateliers de
philosophie sur le temps périscolaire ? Ce sont les municipalités qui prennent en
charge et organisent les temps périscolaires. Pour nous il s'agit de comprendre comment
un animateurice peut exercer dans le cadre des Nouvelles Animations Périscolaires (NAP).
Dans ce cadre, trois possibilités lui sont ouvertes : soit il intervient en tant
que salarié d'une association, soit en tant qu'auto-entrepreneur, ou alors il devient
animateurice municipal. Bien que différents, les statuts de membre d'une association et
auto-entrepreneur présentent les mêmes enjeux et conséquences pour notre raisonnement,
c'est pourquoi nous rassemblerons ces deux statuts sous celui "d'intervenant
extérieur".
1.2.1 ... en tant qu'intervenant extérieur
La municipalité fait un appel d'offres pour des activités s'inscrivant sur ces temps
de NAP. Ce sont les associations et parfois les entreprises qui répondent à cet appel
d'offres : alors un contrat est (ou non) signé, où l'association ou l'entreprise
s'engage à fournir tel type et tel nombre d'ateliers. De même qu'avec les inspecteurs,
les municipalités ne sont généralement pas hostiles à la philosophie avec les enfants,
ils n'ont simplement pas les fonds suffisants pour engager des intervenants extérieurs.
Mis à part les communes avec des budgets importants (comme par exemple la ville de Paris
qui compte 40 % d'intervenants extérieurs pour les NAP), la plupart des
municipalités n'ont pas les moyens de faire venir des professionnels, et privilégient en
grande majorité les animateurices municipaux. De nouveau les animateurices de
philosophie se retrouvent aux portes de l'école, sauf s'ils intègrent l'équipe des
animateurices municipaux.
1.2.2 ... en tant qu'animateurice municipal
Les municipalités recrutent volontiers des animateurices pour les temps périscolaires,
surtout s'ils possèdent des compétences particulières (animateurice de philosophie par
exemple). Dans cette perspective, il est plutôt aisé de venir proposer des ateliers de
philosophie aux enfants dans le cadre des NAP. Mais pourquoi y a-t-il des postes à
pourvoir dans ce secteur ? Simplement parce que les responsables des équipes
d'animation ont des difficultés à trouver des personnes qui acceptent de travailler avec
une si faible reconnaissance financière et symbolique. En effet, venir travailler une
heure et demie (la plupart du temps de 15h à 16h30) pour un salaire dont le taux horaire
est la plupart du temps faible (aux environs du SMIC), en proposant une animation qui
demande un travail de préparation en amont, beaucoup s'y refusent.
Finalement, si un animateurice de philosophie travaille une ou deux fois par semaine
dans le cadre des NAP en tant qu'animateurice municipal, alors sa situation est
sensiblement similaire à celle du bénévole, puisqu'il est très faiblement rémunéré, et
que les ateliers ont lieu au milieu de l'après-midi, c'est-à-dire un créneau horaire
souvent incompatible avec un emploi à plein temps. Outre la situation de précarité que
doit assumer l'animateurice municipal pour animer des ateliers de philosophie, les
faibles rémunérations chez les animateurices vont de pair avec une présence de courte
durée, puisqu'ils démissionnent ou ne renouvellent pas leur contrat. Cette rotation des
effectifs est préjudiciable à la philosophie pour les enfants, dans la mesure où les
animateurices ne capitalisent pas leurs acquis. Les ateliers qui auraient pu se bonifier
avec l'expérience laissent place à une nouvelle génération de praticiens
inexpérimentés.
Conclusion partielle
Ainsi soit les animateurices de philosophie ont une situation confortable qui leur
permet de proposer des ateliers bénévolement ou en tant qu'animateurices municipaux,
soit ils veulent être rémunérés convenablement pour leur travail, et le cas échéant les
portes des écoles se ferment parce que les budgets sont trop serrés. Bien sûr il serait
envisageable de réaliser des ateliers ponctuellement, ou dans des structures privées
(écoles, clubs, associations...), mais rappelons les coordonnées théoriques dans
lesquelles s'inscrit notre raisonnement : notre réflexion vise des solutions
concrètes pour une démocratisation (partout et gratuite) de la philosophie sur le long
terme (régulière et durable).
Nous réalisons alors que la situation pour les animateurices de philosophie est une
impasse. Que vont devenir les personnes que l'association SEVE est en train de former,
qui espéraient travailler comme animateurs philo ? Le constat météorologique est
simple : les nuages de questions vont se faire plus épais et la douche froide de la
désillusion se rapproche. C'est alors que la lettre de Frédéric Lenoir du 23 mars 2017
clarifie les perspectives de SEVE et de sa vision du devenir de la philosophie avec les
enfants. Elle s'adresse aux animateurices de SEVE en cours de formation :
"Je profite de cette lettre pour clarifier aussi un point important qui revient
souvent dans les questions que vous posez aux formateurs lors des stages et sur
lequel il leur est difficile de répondre : celui des débouchés de la formation.
En fait le mot même de "débouché" est incorrect, puisque nous ne sommes pas un
organisme de formation destiné à fournir une nouvelle orientation professionnelle.
Nous sommes une association à but non lucratif (d'où le prix très modéré des stages)
qui a pour vocation de développer le savoir être et le vivre ensemble. Notre
démarche est désintéressée, humaniste, citoyenne. Nous souhaitons tous améliorer le
monde dans lequel nous vivons par le biais de l'éducation de nos enfants. Nous avons
créé la Fondation SEVE dans ce seul but et non dans celui de créer des emplois.
Néanmoins, sans espérer en vivre, vous pourrez toujours être rémunérés par des
associations, des communes (dans le cadre des activités périscolaires), des écoles
privées pour animer des ateliers, et aussi par le Ministère ou par la Fondation SEVE
pour ceux qui seront appelés ultérieurement à intervenir auprès des enseignants du
public. Mais il faut savoir que la rémunération de ces interventions est assez
faible et ne pourra jamais constituer un salaire régulier. J'invite donc tous ceux
d'entre vous qui ne sont pas enseignants et qui espèrent devenir animateurs ou
formateurs à bien avoir cela en tête. Nos formations vous permettront de vous
enrichir à titre personnel, elles vous apporteront une corde de plus à votre arc et
pourront parfois constituer des revenus d'appoint, mais n'attendez pas d'en faire un
métier à plein temps."
Les propos ci-dessus confirment notre conclusion : la démocratisation de la
philosophie avec les enfants n'est pas une tâche qui incombe aux animateurices
spécialement formés à la philo pour enfants, mais aux enseignants que SEVE entend
former7 prochainement dans le cadre des formations initiales et
continues.
2) Les enseignants
Les enseignants ont effectivement un double avantage : d'une part ils sont
présents au quotidien avec les enfants, ce qui leur permet de programmer des ateliers de
philosophie dans l'emploi du temps de la classe, et d'autre part, étant donné qu'ils
perçoivent leur salaire d'enseignant, un budget supplémentaire n'est pas nécessaire pour
financer ces ateliers de philosophie. Cette manière de présenter la situation fait la
part belle aux enseignants, qui apparaissent tout désignés pour diffuser et instituer la
philosophie dans les écoles. Pourtant, outre les dangers potentiels provenant du
Ministère de l'Éducation Nationale, la réalité de terrain vécue par les enseignants
paraît pour le moins épineuse.
2.1 Les choix du Ministère de l'Éducation Nationale
2.1.1 Le soutien du ministère de l'Éducation Nationale ?
Le Ministère de l'Éducation Nationale semble acquis à la philosophie pour les
enfants. Les propos de Madame la Ministre Najat Vallaud-Belkacem ne font aucun doute
quant à son adhésion :
"Fascinant, stimulant, émouvant, enthousiasmant sont les premiers mots qui
viennent à l'esprit lorsqu'on écoute le philosophe [Frédéric Lenoir] raconter, les
yeux brillants, cette rencontre pleine de bienveillance et d'intelligence avec les
écoliers [...] la réflexion philosophique doit faire partie du parcours citoyen que
j'ai mis en place [...]. Construire son jugement moral et civique, penser et
raisonner par soi-même, acquérir un esprit critique sont des choses qui
s'apprennent, et dès le plus jeune âge. Ce sont également des apprentissages que les
professeurs doivent eux-mêmes apprendre à enseigner et à transmettre."8.
Ce soutien s'est d'ailleurs concrétisé en 2015 par l'apparition explicite des termes
"discussion à visée philosophique" dans les programmes scolaires du primaire. Les
enseignants peuvent à présent mettre en place des ateliers de philosophie en toute
légitimité, et sans cette menace invisible, cette peur paralysante de se faire réprimer
par la hiérarchie. Bien que la réaction de la Ministre soit encourageante, les élections
présidentielles de mai 2017 présagent un changement de gouvernement qui laisse place à
l'incertitude quant au soutien du Ministère pour les prochaines années à venir...
Heureusement l'Inspecteur général de philosophie, Abdennour Bidar a également affirmé
son soutien à l'association SEVE qui promeut la philosophie pour les enfants. Or sa
nomination en tant qu'Inspecteur général de l'Éducation Nationale fut attestée par
le décret du 17 mars 2016, et ce pour une durée de 5 ans. Ainsi on pourrait penser que
même si le gouvernement venait à changer de position dans les prochains mois, la
présence d'un Inspecteur général de philosophie convaincu permettrait de maintenir une
certaine continuité dans la mise en place du projet de SEVE.
Ce serait oublier l'institution philosophique française dans son ensemble, dont le
soutien de Abdennour Bidar représenterait l'exception plutôt que la règle. L'institution
philosophique française n'est dans l'ensemble pas prête à accorder de l'espace
institutionnel9 à cette pratique de la philosophie, qui d'une
part met de côté les méthodes et contenus didactiques traditionnels, et d'autre part
tend à inverser la posture pédagogique traditionnelle10 : le
professeur de philosophie se fait maître ignorant11. Ainsi le
soutien du Ministère de l'Éducation Nationale est aussi précieux que
fragile.
2.1.2 La formation des enseignants
À supposer que la philosophie pour enfants gagne progressivement les
ESPE12, il est peu probable que le ministère accepte de former
massivement les enseignants sans par ailleurs introduire la philosophie dans les
programmes scolaires. Cette institutionnalisation aurait l'avantage de répondre à notre
souhait de voir la philosophie pour enfants se diffuser dans toutes les écoles13. Ainsi non seulement les programmes favoriseraient une progression au
fil des années, mais on pourrait imaginer (et souhaiter) que la pédagogie active propre
à la philosophie pour enfants inspirerait et transformerait peut-être la posture
traditionnelle de l'enseignant. À l'inverse il y a un danger à introduire la
philosophie en l'imposant dans les programmes, car d'une part les enseignants qui
restaient sceptiques seraient définitivement hostiles à cette pratique, et d'autre part
cela risquerait de brider et écoeurer les velléités des enseignants par des contenus
didactiques étouffants, voire par une transmission verticale dénuée de pédagogie active.
Le risque de voir la philosophie pour enfants trouver un carcan institutionnel froid et
stérile serait préjudiciable aux innovations enthousiastes d'aujourd'hui. On peut
souhaiter que la philosophie pour les enfants trouve sa place dans les écoles sans un
programme pesant et imposé. Nous sommes sur ce point sensibles aux propos de Michel
Tozzi (antérieurs toutefois à la publication du programme d'EMC) :
"La philosophie n'est pas une discipline au programme de l'école primaire
française. Il n'y a donc aucune obligation, pour les enseignants, d'organiser en la
matière des séquences, de planifier une progression d'acquisition de compétences, de
prévoir un système d'évaluation-notation... [...] C'est un gros avantage, quand on
connaît les conséquences des prescriptions hiérarchiques sur les pratiques
professionnelles ! Il s'agit ici d'une expérimentation fondée sur l'initiative
et le volontariat des maîtres, appuyée sur un écho favorable des enfants."14.
2.2 Les difficultés des enseignants sur le terrain
Au delà des questions institutionnelles concernant le soutien du ministère ou la
liberté de pratiquer la philosophie avec les enfants comme une pédagogie active et sans
programme sclérosant, les enseignants rencontrent des difficultés qu'il est
indispensable de ne pas prendre à la légère si on souhaite que la philosophie avec les
enfants puisse réellement perdurer.
2.2.1 La pression environnante
Les enseignants sont soumis à des pressions provenant de différents horizons qui les
poussent tacitement à se refermer sur les programmes. Des programmes tellement chargés
qu'ils laissent peu de place aux projets en marge : "Un certain nombre
d'enseignants, après s'être essayé à cette activité, choisit de renoncer. L'enquête
montre que ''le manque de temps'' constitue de manière très significative la raison
principale du choix de l'enseignant d'arrêter cette pratique pédagogique."15. Les innovations pédagogiques, les initiatives en classe sont souvent
étouffées en amont par la peur de déroger au cadre fixé par l'institution : les
programmes accompagnés des inspecteurs sont des inhibiteurs puissants pour les
enseignants. Or avec les ateliers de philosophie, ce sont "toutes les angoisses
habituellement enfouies derrière la bonne conscience fournie par le programme [qui]
surgissent alors."16. Lorsque ce n'est pas l'institution qui
rappelle à l'ordre l'enseignant, ce sont les parents qui veillent à la progression de
leurs enfants. La plupart du temps seuls avec les élèves, tout se passe comme si les
enseignants jouissaient d'une liberté pédagogique propice aux initiatives. En réalité,
ils vivent et intègrent la pression de part et d'autre, si bien qu'ils ont en tête ce
que pourrait dire les parents, les collègues, le directeur ou l'inspecteur. Bien sûr
nous peignons là une réalité à grands coups de pinceau, avec son cortège de généralités,
mais qui fait tout de même écho à une certaine réalité diffuse et peut-être taboue.
C'est à dessein que nous représentons cette caricature à gros traits, pour laisser
entrevoir en filigrane une part de vérité qui gît dans nos écoles, conscient qu'il y a
autant de cas que d'enseignants, et la complexité à l'oeuvre dans chaque école, dans
chaque classe pourrait être nuancée de mille et une façons. Il n'en demeure pas moins
que les conditions de travail des enseignants sont généralement pesantes, et la pression
omniprésente.
2.2.2 Une activité épuisante
Quand bien même les enseignants feraient le pas de mettre en place des ateliers de
philosophie, "les enseignants sont épuisés et les ateliers épuisants"17. Ces moments de philosophie sont parfois vécus comme une soupape de
décompression pour les élèves qui sont en proie à un effet "cocotte-minute" plutôt
compréhensible. La majorité du temps (ceci est d'autant plus vrai en cycle 2 et 3), ce
sont les enseignants qui ont la parole pour transmettre un savoir aux élèves auxquels on
demande une écoute silencieuse. Le fait de s'asseoir tous en cercle pour discuter
peut-être perçu comme un moment récréatif qui tranche avec la rigueur des corps imposée
habituellement. Cette pratique dans les classes prend parfois du temps avant de porter
ses fruits, puisque les élèves intègrent doucement et progressivement le rituel et les
compétences propre à la discussion philosophique : prise de parole, écoute,
entraide et progression dans la réflexion.
La situation est d'autant plus paradoxale pour l'enseignant que l'atelier de
philosophie lui demande un renversement de posture : la pédagogie de la question
substituée à la pédagogie de la réponse lui impose un rapport aux élèves radicalement
différent. Le maître qui transmet son savoir laisse place à l'enfant qui s'exprime,
cette situation n'est évidente ni pour l'enseignant, ni pour les enfants. D'où
l'épuisement des enseignants qui sont tiraillés entre l'envie de se retirer pour laisser
la parole aux élèves (lâcher la bride) et une gestion de classe qui devient alors
délicate (tenir les rennes). Avec par dessus toutes ces difficultés une volonté de faire
de la "vraie philosophie", c'est-à-dire ne pas s'en tenir à l'expression d'opinions pour
avancer collectivement dans une réflexion construite et argumentée, pour "qu'il y ait
progression [...]. Par progression, nous n'entendons pas une avancée linéaire, du simple
au plus compliqué, d'une question à sa réponse, mais une maturation individuelle et
collective de la pensée dans la perplexité et la complexité. Une dé-marche est
nécessaire, une problématique à défricher, un chemin à tracer, dans " l'itinérance " et
la rigueur à la fois."
Il ne s'agit pas de rejeter la faute sur les enseignants ou sur les élèves, mais de
faire état d'une réalité qu'il est impératif de prendre en compte si on veut que la
philosophie s'installe confortablement et durablement dans les classes.
Conclusion partielle
Le soutien fragile du ministère, ou à l'inverse, le risque d'une institutionnalisation
ankylosante, la pression pour la réalisation des programmes et le manque de familiarité
avec les pédagogies actives rendent la tâche des enseignants pour le moins ardue.
D'autant plus qu'ils se retrouvent terriblement seuls dans leur classe : s'ils
osent prendre des initiatives, rares sont les soutiens qui valorisent leur travail, et
lorsqu'ils rencontrent des difficultés, il y a peu d'espace pour cette parole en demande
de soutien et d'accompagnement.
Finalement les animateurices de philosophie n'ont que peu de place dans les écoles
parce que les faibles budgets ne permettent pas de les rémunérer. Pour les enseignants,
c'est le parcours du combattant pour mettre en place des ateliers de philosophie sans
abdiquer.
C'est pourquoi le désir de voir la philosophie se pratiquer dans toutes les écoles
doit aller de pair avec la prise en compte des tentatives pédagogiques d'hier, du kaïros
actuel vis-à-vis de l'ouverture politique, afin d'accompagner les animateurs, les
enseignants, et surtout les enfants dans ces pratiques philosophiques. Nous pensons
qu'avec une compréhension globale mais aiguisée du fonctionnement des institutions, et
en se nourrissant des expériences du passé, il existe aujourd'hui un interstice fécond
pour pénétrer les institutions et favoriser la démocratisation de la philosophie avec
les enfants sur le long terme. Il y a un coup à jouer...
Bibliographie
Ouvrages
- Frédéric Lenoir, Philosopher et méditer avec les
enfants, Albin Michel, Paris, 2016
- Davy Borde, Tirons la langue "plaidoyer contre le
sexisme dans la langue française", Les Editions Utopia, Paris, avril
2016.
- Amélie Pinset, La Philosophie pour enfants, une pédagogie de la
libération des enfants,mémoire de DU en Philosophie pratique de
l'éducation et de la formation, présenté et soutenu le 23 novembre
2016.
- Michel Tozzi, "De l'instituant à l'institué ?", dans Les
activités à visée philosophique en classe, CRDP de Bretagne, mars
2003.
- Michel Tozzi, "Introduction", dans La discussion philosophique à
l'école primaire, CRDP Languedoc-Roussillon, 2002.
- Christophe Marsollier, "Les pratiques des débats philo à l'école primaire.
Résultat d'une enquête", sous la direction de Christophe Marsollier, La
Philosophie à l'école, L'Harmattan, Paris, 2011.
Revue Diotime
- Sylvie Espécier, "La formation des enseignants à la discussion à visée
philosophique : une question au carrefour du politique et du pédagogique", dans
la revue Diotime n° 34, juillet 2007.
- Sylvie Espécier, "Etat des lieux de la formation à la philosophie avec les
enfants en France", dans la revue Diotime n° 29, avril
2006.
- Oscar Brenifier, "Pourquoi la discussion en classe est contraire à la
nature de l'institution", dans la revue Diotime n° 26, juillet
2005.
- Oscar Brenifier, "Diverses objections à la pratique de la discussion en
classe", dans la revue Diotime n° 27, octobre
2005.
- Michel Tozzi, "Accompagner une progression dans une discussion à visée
philosophique", dans la revue Diotime n° 22, juillet
2004.
- Alexandre Herriger, "L'importance de l'accompagnement en classe dans la
formation des maîtres en philosophie pour les enfants", dans la revue
Diotime n° 37, juillet 2008.
(1) Frédéric Lenoir, Philosopher et méditer avec les enfants,
Albin Michel, Paris, 2016, p 254.
(2) Michel Tozzi, Michel Sasseville, Jean-Charles Pettier, Edwige Chirouter, Oscar
Brenifier, Michel Desmedt, Véronique Delille, Gilles Geneviève, etc.
(3) Les travaux de Sylvie Espécier sont révélateurs du basculement qui s'est opéré
ces dernières années. En effet lorsqu'elle parle de formation à la philosophie avec
les enfants, il est avant tout question des enseignants, alors qu'aujourd'hui les
animateurices de philosophie font partie intégrante du paysage des praticiens. Cela
s'explique par l'espace octroyé aux animateurices périscolaires, suite à la création
du parcours citoyen en 2013. La formation SEVE apporte également une nouvelle donnée
dans l'équation : près de 1200 animateurices de philosophie vont être formés
d'ici juin 2017.
(4) Le terme d' "animateurice" est employé à dessein. Avec "le plaidoyer contre le
sexisme dans la langue française" Tirons la langue de Davy
Borde, nous soutenons que l'égalité entre les hommes et les femmes peut s'incarner
dans et par le langage. Toutefois pour ne pas alourdir la lecture, nous choisirons
d'accorder au masculin les mots liés au terme "animateurice". De même pour les
termes : directeurice, formateurice... Notre devise sera donc : rendre
visible, mais rester lisible.(5) Propos tenus en substance par Jean-Pierre Bianchi,
co-fondateur de l'association Philolab, que nous avons rencontré le lundi 27 mars
2017.
(6) La thèse de Michel Tozzi met en avant une matrice didactique du philosopher dont
la problématisation, la conceptualisation, et l'argumentation sont les trois grands
piliers.
(7) Reste à savoir comment l'association SEVE accédera aux ESPE sans que les
formateurs SEVE soient Maîtres formateurs, Maîtres de conférence, ou titulaires de
l'Agrégation ?
(8) Propos tenus dans le magazine ELLE du 14 octobre 2016.
(9) Oscar Brenifier, "Pourquoi la discussion en classe est contraire à la nature de
l'institution", dans la revue Diotime n° 26, juillet
2005.
(10) En classe de terminale, les professeurs de Philosophie ont des thèmes et des
auteurs au programme. Quant aux évaluations, ce sont des productions écrites :
il s'agit soit d'un commentaire composé, soit d'une dissertation.
(11) Amélie Pinset, La Philosophie pour enfants, une pédagogie de la
libération des enfants,mémoire de DU en Philosophie pratique de
l'éducation et de la formation, présenté et soutenu le 23 novembre 2016.
(12) Sylvie Espécier, "La formation des enseignants à la discussion à visée
philosophique : une question au carrefour du politique et du pédagogique", dans
la revue Diotime n° 34, juillet 2007.
(13) Michel Tozzi, "De l'instituant à l'institué ?", dans Les
activités à visée philosophique en classe, CRDP de Bretagne, mars
2003.
(14) Oscar Brenifier, "Diverses objections à la pratique de la discussion en classe",
dans la revue Diotime n° 27, octobre 2005.
(15) Christophe Marsollier, "Les pratiques des débats philo à l'école primaire.
Résultat d'une enquête", sous la direction de Christophe Marsollier, La
Philosophie à l'école, L'Harmattan, Paris, 2011, p 232.
(16) Michel Tozzi, "introduction", dans La discussion philosophique à
l'école primaire, CRDP Languedoc-Roussillon, 2002, p 8.
(17) Propos tenus par Jean-Pierre Bianchi, co-fondateur de l'association Philolab, que
nous avons rencontré le lundi 27 mars 2017.
Diotime, n°74 (10/2017)